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– Et vous voulez passer toute votre vie au Caucase? disait la princesse.

– Qu’est pour moi la Russie? a répondu son cavalier. Une contrée où des milliers d’hommes, parce qu’ils sont plus riches que moi, me regarderont avec mépris; tandis qu’ici ce grossier uniforme ne m’a pas empêché de faire connaissance avec vous.

– Au contraire! a dit la princesse en rougissant légèrement.

Le visage de Groutchnitski s’est illuminé de plaisir; il a continué:

– Ici, au milieu du bruit et sous les balles de ces peuples sauvages, ma vie s’écoule vite et sans que je m’en aperçoive, et si Dieu m’envoyait chaque jour un regard ardent de femme, un seul semblable à celui…

À ce moment ils arrivaient au point où je me trouvais; j’ai fouetté mon cheval à l’épaule et suis sorti du milieu des arbres.

«Mon Dieu! un Circassien!» s’est écriée la princesse avec terreur.

Afin de les détromper, j’ai répondu en français, les saluant légèrement:

«Ne craignez rien, Madame, je ne suis pas plus dangereux que votre cavalier.»

Elle a paru agitée – mais pourquoi? Était-ce à cause de son erreur, ou à cause de l’audace de ma réponse. J’aurais désiré que ma dernière supposition fût vraie, Groutchnitski m’a envoyé un regard de mécontentement.

Après la soirée, vers onze heures, je suis allé me promener dans l’allée, sous les tilleuls du boulevard. La ville dormait, cependant on voyait encore de la lumière à quelques fenêtres. De trois côtés, des rochers; c’est la chaîne du Machuk, au sommet de laquelle s’étend un nuage de mauvais augure. La lune s’est levée à l’orient; au loin les montagnes couvertes de neige brillent comme une frange d’argent. Les cris des sentinelles se mêlent au bruit des sources minérales ouvertes pendant la nuit. De temps en temps le pas sonore d’un cheval retentit dans les rues; le claquement du fouet des postillons lui forme un accompagnement, auquel se joint un refrain tartare. Je me suis assis sur un banc et me suis mis à rêver…

Je sentais le besoin d’épancher mes pensées dans une conversation amicale… mais avec qui? Que fait Viéra maintenant? je donnerais bien des choses pour lui serrer la main en ce moment.

Soudain, j’entends des pas rapides et inégaux; sûrement c’est Groutchnitski, et c’est lui en effet.

– D’où viens-tu?

– De chez les princesses Ligowska, m’a-t-il dit d’une voix grave; comme Marie chante!…

– Je parierais qu’elle ignore que tu es sous-officier; elle croit sans doute que tu es un officier destitué.

– Peut-être! Que cela peut-il me faire? a-t-il dit d’une manière distraite.

– Rien! Je dis cela seulement…

– Mais sais-tu, toi, que tu l’as irritée sérieusement? Elle a trouvé que tu étais d’une arrogance inouïe. J’ai tâché de lui persuader que tu étais au contraire très aimable, que tu savais bien le monde et que tu ne pouvais avoir eu l’intention de l’offenser. Mais elle m’a dit que tu avais le regard impertinent et que sûrement tu devais avoir une très haute opinion de toi-même.

– Elle ne se trompe pas… mais toi, ne voudrais-tu pas par hasard prendre parti pour elle?

– Je regrette de ne pas avoir encore ce droit.

Ah! ai-je pensé; il a certainement déjà des espérances.

– Ce qui est fâcheux pour toi, c’est que tu auras maintenant bien de la peine à faire leur connaissance, et c’est regrettable, parce que leur maison est une des plus agréables que je connaisse.»

J’ai souri intérieurement.

«La maison la plus agréable pour moi est la mienne; lui ai-je dit en bâillant, et je me suis levé pour m’en aller.

– Tant pis! Avoue cependant que tu regrettes tout cela?

– Quelle absurdité! mais si je veux, demain soir, je serai chez les princesses.

– Vraiment?

– Eh bien! pour te faire plaisir, je veux me mettre à faire la cour à la jeune fille.

– Oui! si elle veut bien causer avec toi!

– Ah! pardon!… Je n’ai qu’à attendre le moment où ta conversation l’ennuiera.

– Adieu! Je vais flâner; il me serait impossible de dormir maintenant!… Si nous allions au restaurant, là on joue; il me faut à présent des émotions fortes.

– Je te souhaite de perdre!…»

Je suis rentré chez moi.

21 Mai.

Presqu’une semaine s’est écoulée et je n’ai pas encore fait connaissance avec les dames Ligowska. J’attends une occasion favorable. Groutchnitski suit la princesse Marie partout comme son ombre; leurs conversations ne finissent pas; quand l’ennuiera-t-il? La mère ne fait pas attention à Groutchnitski, parce qu’il n’est pas ce qu’on appelle un parti. Voilà une logique de mère! J’ai surpris deux ou trois coups d’œil de tendresse; il faut mettre fin à cela!

Hier, pour la première fois, Viéra est venue au puits. Elle n’était pas sortie de chez elle depuis le jour où nous nous sommes rencontrés dans la grotte. Nous avons plongé nos verres en même temps dans le puits, et en échangeant un salut, elle m’a dit doucement:

«Tu ne veux, donc, pas faire connaissance avec les dames Ligowska? Nous ne pourrons cependant nous voir que là.

– Un reproche! c’est ennuyeux! mais je l’ai mérité…

– À propos! demain il y a un bal par souscription dans le salon de l’hôtel.

– Eh bien! j’irai danser la mazurka [18] avec la princesse.

29 Mai.

Le salon de l’hôtel a été transformé en salon de noble compagnie. À dix heures tout le monde était arrivé. La princesse et sa fille sont venues des dernières. Beaucoup de dames les ont regardées avec envie et malveillance, car la princesse Marie était mise avec goût. Celles qui ont des prétentions aristocratiques, cachant leur envie, se sont rapprochées d’elles. Ici dans toute réunion de femmes, le cercle se compose d’éléments très hauts et très bas. Près d’une fenêtre, au milieu de la foule, Groutchnitski est debout, appuyant sa tête contre la vitre et ne quittant pas des yeux sa déesse. Elle lui a fait en passant un salut à peine marqué; il s’est épanoui comme un soleil. Les danses ont commencé par une polonaise, puis on a joué une valse. Les éperons se sont mis à sonner et les pans d’habit à voltiger et à tourner. J’étais debout, derrière une grosse dame couverte de plumes roses; l’ampleur de sa robe me rappelait le temps des paniers, et la bigarrure de sa peau, fort peu unie, l’heureuse époque des mouches de taffetas noir. Une énorme verrue qu’elle avait au cou était dissimulée par un fermoir de chaîne. Elle disait à son cavalier, capitaine de dragons:

«Cette petite princesse Ligowska est une insupportable fillette; figurez-vous qu’elle m’a heurtée et ne m’en a pas fait ses excuses, et de plus, elle s’est retournée et m’a lorgnée; c’est impayable!… Et de quoi est-elle si fière? On devrait la mettre à la raison.

– Ça ne tardera pas à venir, a répondu l’officieux capitaine, et il est allé dans une autre salle.

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[18] La mazurka est une danse à figures qui, en Russie, remplace ce que nous appelons en France le cotillon.