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IV.

Puis le tableau changea; une nature pleine de vie s’épanouit à ses regards; les luxuriantes vallées de la Géorgie se déroulèrent au loin comme un magique tapis. Terre heureuse et florissante!… Les silhouettes des ruines, les ruisseaux à l’eau rapide et murmurante et au fond parsemé de cailloux aux mille couleurs; les buissons de roses sur lesquels les rossignols à la voix douce, chantent la plaintive beauté que rêva leur amour; les ombrages des platanes touffus, entremêlés de lierre abondant; les grottes où les timides chevreuils se réfugient aux jours brûlants; l’éclat, le mouvement, le murmure des feuilles; le bruit sonore de mille voix; l’haleine parfumée de mille plantes; la voluptueuse ardeur du milieu du jour; les nuits toujours humides d’une rosée odorante; les étoiles du ciel, brillantes comme le regard et les yeux des jeunes Géorgiennes. Mais hormis une froide jalousie, cette nature splendide n’éveilla dans l’âme insensible du proscrit, ni nouveau sentiment, ni nouvelle aspiration et tout ce qu’il voyait devant lui, il le méprisait et le détestait.

V.

Cette grande demeure, ce palais spacieux, le vieux Gudal aux cheveux blancs les a bâtis pour lui. Ils ont coûté bien des larmes, bien des fatigues aux esclaves soumis depuis longtemps à ses ordres. Au lever du jour, les ombres de ses murailles s’allongent sur les pentes des montagnes voisines. Des marches creusées dans le roc conduisent de la tour, placée à l’un des angles, au bord de la rivière. C’est en suivant cette rampe sinueuse, que la jeune princesse Tamara va puiser de l’eau à l’Arachva [28].

VI.

Toujours silencieuse, la sombre demeure, du haut des rochers escarpés, semble contempler les vallées. Mais en ce jour un grand festin a été servi dans ses murs; la zourna [29] résonne et le vin coule à flot. Gudal marie sa fille; toute la famille a été conviée au banquet. Sur la terrasse couverte de tapis, la fiancée est assise parmi ses compagnes et les heures s’écoulent oisivement pour elle au milieu des jeux et des chants. Déjà le disque du soleil s’est caché derrière les montagnes lointaines. Les jeunes filles chantent en battant la mesure avec leurs mains et la jeune fiancée prend son bouben [30]. Tout à coup, le balançant d’une main au dessus de sa tête et plus rapide qu’un oiseau, elle s’élance: tantôt elle s’arrête et regarde autour d’elle et son œil humide scintille à travers ses cils jaloux; tantôt elle joue gracieusement de la prunelle sous ses noirs sourcils; puis, légère, se penche vivement et tandis que son petit pied adorable semble nager dans l’air, elle sourit avec une gaîté enfantine. Les rayons tremblants de la lune se jouant parfois tout doucement à travers une atmosphère humide, peuvent à peine être comparés à ce sourire animé comme la vie, comme la jeunesse.

VII.

J’en jure par l’astre des nuits, par les rayons du soleil levant ou couchant! jamais monarque de la Perse dorée, jamais roi de la terre ne posa ses lèvres sur de pareils yeux. Jamais la fontaine jaillissante du harem, aux jours les plus brûlants ne lava de sa rosée perlée une semblable taille. Jamais la main d’un mortel couvrant de caresses un corps bien-aimé ne déroula une aussi belle chevelure. Depuis le jour où l’homme perdit le paradis, je le jure, jamais semblable beauté n’est éclose sous le soleil du midi.

VIII.

Pour la dernière fois, elle a dansé!… Hélas! Demain l’attendent, elle l’héritière de Gudal, l’enfant gâtée de la liberté, le triste sort de l’esclave, une famille étrangère, une patrie inconnue. Et déjà des doutes mystérieux assombrissaient la sérénité de son visage. Mais il y avait tant de grâce harmonieuse dans sa démarche, tant d’expression et de naïve simplicité dans tous ses mouvements, que si le démon dans son vol l’eût regardée en ce moment, il se fut rappelé ses anciens frères célestes; il se serait doucement détourné et aurait soupiré.

IX.

Et le démon la vit!… Et à l’instant même il ressentit dans tout son être une agitation étrange. Une bienfaisante harmonie vibra dans la solitude de son âme muette, et de nouveau il put comprendre cette divine merveille d’amour de douceur et d’incomparable beauté. Longtemps il admira cette tendre image et les rêves d’un bonheur évanoui se déroulèrent encore devant lui, comme une longue chaîne ou comme les groupes d’étoiles au firmament. Cloué par une force invisible, il fit connaissance avec une nouvelle tristesse et soudain le sentiment fit résonner en lui sa puissante voix d’autrefois. Était-ce un symptôme de régénération? au fond de son âme, il ne pouvait trouver des paroles de perfide séduction. Devait-il oublier? Mais Dieu lui refusa l’oubli et du reste, il ne l’eût point accepté!

X.

Le jour est à son déclin, et sur un superbe coursier, brisé de fatigue, le fiancé se hâte avec impatience vers le festin nuptial. Déjà il a atteint les vertes rives du limpide Arachva, et péniblement, pas à pas, courbée sous la lourde charge des présents, une longue file de chameaux s’avance et couvre au loin les détours nombreux du chemin. On entend le bruit de leurs clochettes!… Le roi de Cinodal lui-même conduit la riche caravane. Une ceinture serre sa taille svelte; la garniture de son sabre et de son poignard brillent au soleil; il porte sur ses épaules un fusil à la batterie reluisante et le vent joue avec les manches de son manteau, bordé tout autour de riches galons. À la selle et à la bride pendent des houppes de soie brodées aux mille couleurs, sous lui piaffe un fringant coursier à la robe dorée et sans prix; il est déjà tout blanc d’écume; c’est un enfant de Karabak [31]; il dresse l’oreille et, plein de frayeur, souffle avec force; puis, du haut des rochers, regarde avec ombrage les flots de la rivière à l’écume jaillissante. Le chemin que suit le rivage est étroit et dangereux; à gauche le rocher; à droite le lit profond de la rivière furieuse. Il est déjà tard. Sur les sommets couverts de neige le jour s’éteint et l’obscurité se fait!… La caravane hâta le pas.

XI.

À ce point de la route s’élève une chapelle. Là, depuis de longues années, repose en Dieu, un prince inconnu, qu’une main vengeresse immola et ce lieu est devenu depuis l’objet d’un culte. Le voyageur qui court au combat ou va à la fête, vient en tout temps prononcer dans la chapelle une fervente prière, et cette prière le protège coutre le poignard musulman. Mais le jeune fiancé dédaigna la coutume de ses aïeux, et un esprit méchant le troubla avec une perfide vision. Au milieu des ombres de la nuit, il s’imaginait couvrir de baisers ardents les lèvres de sa jeune fiancée. Tout à coup dans l’obscurité, en avant de lui, deux hommes paraissent; puis d’autres encore; un coup de feu retentit; qu’arrive-t-il? Le prince intrépide se dresse sur ses étriers bruyants, enfonce son bonnet sur ses sourcils; puis, sans articuler un mot, saisit d’une main la crosse de son fusil turc, fouette son cheval et comme un aigle fond en avant. Un second coup de feu retentit, puis un cri sauvage et un gémissement étouffé résonnent dans la profondeur de la vallée. Le combat n’a pas duré longtemps; les timides Géorgiens ont fui de tous côtés.

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[28] L'Arachva est une rivière de la Géorgie.

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[29] Instrument à corde; espèce de viole.

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[30] Sorte de tambour de basque.

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[31] Pays du Caucase renommé pour ses bons chevaux.