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Je rétorque à ma décevance que le mystère du message était déjà mystère quand je nous croyais uniquement visés par la bombe, Zoé et moi, qu’il reste encore mystère quand je suppose que l’engin de mort était en réalité destiné au maire ne change rien. Faut laisser ce blanc pour l’instant.

On le remplira plus tard, lorsque tout sera éclairci. J’ai pas raison ?

Le vieux vieillard d’à-côté se lève.

Renverse son guéridon en partant.

Moi, si tu veux mon avis sincère, ce pauvre monsieur, au point où il en est, il aurait carrément intérêt à être aveugle.

Ça lui reviendrait moins cher.

IV

Tu as des maires qui sont en outre industriels, commerçants, médecins, assureurs, agriculteurs, ou autres.

Surtout ou autres, d’ailleurs.

Le mien, était maire.

De profession. Plus conseiller de ceci, cela, machin-chose ; le processus habituel, quoi. Et puis aussi secrétaire général du truc-machin.

Se préparait aux législatives. En cas de vestouze, aux sénatoriales. Dans la politique, t’as de la ressource. Tu peux rabattre sur des lots de consolation. Quand on refuse de te sacrer à Reims, t’as les Fidji, la Réunion et consœurs pour te refaire une santé. Si t’es plus superpréfet, te voilà P.D.G. Un camembert tout superbe, te dis-je. L’essentiel, c’est de bien savoir sucer la bonne route ou le bon paf. Pas se laisser décrocher. En être coûte que coûte. Brandir la flamberge, si tu manques de gamberge, mais te montrer. Occuper les éminences de terrain et les éminences grises. Surtout qu’on t’oublie pas. Le mec oublié est un mec foutu : le barlu poursuit sa route sans lui. Il n’a pas même droit à une bouée de secours. Faut s’agiter, d’un sens ou l’autre, mais créer du bouillonnement. Le vrai politicien, c’est un comprimé effervescent. Il mousse, il pétille, il fait roter. La politique, c’est le côté gazeux de la nation : sa limonade, son champagne, ses pets.

Le défunt cher maire, mis en charpie à la faveur de mon « oui » inconsidéré, habitait un discret pavillon de meulière dans les faubourgs.

Jardinet, R 16, épouse modestement lingée, enfants blafards.

On voit sa vie dans sa maison, tout autour de son cercueil qui trône au salon. En noyer massif, poignées d’argent : le plus beau meuble de la pièce, franchement.

Des camarades de « combat » sont là, qui le veillent, la mine farouche, la mâchoire en tiroir de bonheur-du-jour, l’œil assombri par la peine mais animé par l’esprit de vengeance. Ils ne regardent rien ni personne. Des cariatides dramatisantes. Ils appartiennent déjà au mausolée de Jules Aigime, le glorieux maire mort à sa tâche, debout, son bandage tricolore autour du bide. La légende d’un homme, faut l’attaquer pendant qu’il est encore chaud. Ne pas laisser le rapide oubli faire sa triste besogne de nivellement. À ce compte-là, personne resterait et on n’aurait que des rues numérotées comme à Nouille-York.

Sur le cercueil : l’écharpe tricolore, tachée de sang, trouée d’éclats, sublime matérialisation du drame. Elle le perpétue.

La mairesse est une forte personne née pour être veuve. Y’a de la dolence de bon ton, chez cette dame. Un côté : je souffre, mais j’assumerai mon malheur. On sent qu’elle perpétuera la mémoire du disparu car elle est mauvaise baiseuse et n’aura jamais rien de mieux à foutre. Tiens, ça c’est de la belle occupation : veuve de martyr ou d’homme célèbre. Quand tu veux vraiment t’y consacrer à bloc, tu ne peux pas te figurer les satisfactions morales et matérielles que tu en retires. On t’invite, on te respecte, on te ménage et tu touches pensions et royalties sans coup férir (ce serait un comble que d’aller coup férir à ce moment-là !).

Elle est déjà en noir, ayant du deuil en stock à la maison, comme il sied aux ménagères prévoyantes et qui ne s’endeuillent pas chez Dior ou Chanel. Le deuil-mode est hors de prix. Faut être Liz Taylor ou Jacqueline Kennedy pour s’offrir ça.

Tandis que les modestes dames semi-bourgeoises, bien ordonnées et prévoyantes, outre leurs confitures, leurs conserves d’haricots-verts en bocaux (donc haricots-verre) et leurs draps empilés dans des garde-robes aux senteurs de lavande, détiennent aussi de la fringue noire pour « en cas de malheur ». La mort peut carillonner à leur lourde : elles sont parées pour l’accueillir la tête haute, ces magistrales ménagères. La mort ne leur fait pas peur ; ne les affole pas. Elles en font leur affaire. L’accommodent à la sauce aux larmes, avec un bouquet garni et une couronne de perlouzes à mon mari si marri et tellement tant bien-aimé qu’il te vous laisse des regrets éternels et un goût de n’y revenez plus.

C’est beau, une veuve. C’est noble. C’est vrai. La dignité souveraine. C’est « détentrice », voilà. Gloire aux détenteurs, ces gérants du souvenir, ces conservateurs de muselés (par la mort). Honneur à la douleur qui s’incarne (carne toi-même) si bien en eux. Qui prend un aspect, une démarche, une signification.

Attends, je t’emmerde ? Bon, alors j’inverse les réacteurs.

— Pourrais-je vous entretenir en particulier ? demandé-je à cette femme édifiante et noire.

Elle me drive dans sa salle à manger Henri chose. Des pommes rainettes sèchent sur une desserte. Elle me montre une chaise de style chiasse, recouverte de moleskine véritable. Je confie mon dépôt légal au siège.

La table est recouverte d’un chemin… de table, tout bêtement. À grille. Y’a un amour brodé dans le milieu : il joue de la flûte.

De Pan.

En faisant la roue.

Comme un paon.

— Madame Aigime, je…

Ici je te lui place la douleur… Combien on est affecté par… L’impact que ce drame a eu sur le peuple de France… La mémoire à Jules pérennisera… L’association à sa douleur dont je serai farouche membre supporter… etc.

Après quoi j’en arrive au point qui m’intéresse.

— Madame Aigime, pensez-vous que votre glorieux époux ait eu des ennemis ? Autres que politiques, j’entends ?

Elle rebiffe du buste, de la crinière, de la glande. La pure vraie veuve, je te dis. Hyène farouche, gardant son cadavre, les babines retroussées.

— Lui ! Comment pouvez-vous me poser une question pareille, monsieur ! Il a consacré sa vie aux autres.

Il ne pensait qu’au bien public. Il payait de sa personne sans relâche… Pensait à tout le monde. Tenez, si je vous disais : votre mariage…

Pour proférer ces deux mots : « votre mariage », sa bouche est devenue flétrisseuse. Elle en a gros comme le cercueil du salon sur la patate. Me le fait comprendre avec un maximum de tact.

— Vous disiez, madame, mon mariage ?

— Il a différé son départ au congrès des fils maires de France dont les assises se sont ouvertes à Beaune[3]. Car mon mari était fils maire, monsieur. La troisième génération de Aigime à présider aux destinées de la commune. Beau, non ?

— Superbe. Je suis très touché et infiniment navré d’apprendre qu’il a sursis à ce voyage…

À cet endroit. Mais alors pile où je te dis, me v’là qui pousse un nom de Dieu qui fendillerait les colonnes de Saint-Pierre of Rome.

Effarée, la veuve me considère avec les mêmes yeux que devait avoir le fiancé de la chevalière d’Éon le jour où il mit la main à la culotte de sa belle.

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3

Dans ces cas là, j’ajoute toujours : « elles ne peuvent pas se dérouler sous de meilleurs hospices », mais quai Conti, ils m’ont fait savoir que je pourrai pas y entrer tant que laisserais passer des calembours.