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Moi seul partageais les loisirs de Véra. Nous battions les bois tout l’été, en quête de champignons et de baies, nous apprenions ensemble le français et la danse. Elle aimait les dessins et les contes que je lui dédiais en grand nombre. Mais quoique je fusse son aîné d’un an, je la sentais beaucoup plus mûre que moi. Je ne partageais pas ses idées sur la vie, ni son admiration pour les décembristes, qui me semblaient de simples émeutiers dont le crime s’aggravait du fait qu’ils étaient instruits et de haute naissance.

Notre vie à la campagne, du vivant de ma mère et plus tard, sous la gestion de ma tante, était paisible comme celle de tous les hobereaux moyens. Les propriétaires d’Ougorié étaient liés à leurs gens par des milliers d’intérêts héréditaires, des parrainages et des sympathies réciproques.

Véra s’était découvert des affinités sentimentales et spirituelles avec un couple qui me déplaisait et qui devait jouer, par la suite, un rôle important dans sa destinée extraordinaire.

Un peintre du nom de Linoutchenko vivait avec sa femme Kaléria Pétrovna à trois verstes de notre propriété. Il était élève du célèbre Ivanov qui avait mis près de trente ans à peindre son Apparition du Christ. Le tableau fut exposé en son temps à côté des scènes de batailles d’un certain Yvon, qui, à vrai dire, impressionnèrent davantage le public par la belle musculature des chevaux. On répétait aussi l’épigramme du très spirituel Fédor Ivanovitch Tioutchev qui disait que l’immense toile d’Ivanov représentait non pas des apôtres, mais la famille Rothschild…

Le peintre Linoutchenko était un oncle bâtard de Véra. Il faut signaler à ce propos qu’autant ma lignée était pacifique et naïvement dévouée à la cause de la noblesse, autant celle des Lagoutine était turbulente. Elle s’était rendue célèbre par des aventures romanesques – enlèvements de femmes, débauches, duels – et, sous le règne d’Alexandre le Bien-Aimé, par le goût de la magie et des impiétés.

La race des Lagoutine était belle: haute taille, large carrure, cheveux bouclés, nez droit aux ailes superbes, sourcils arqués, surmontant un œil clair et perçant comme celui de l’épervier.

Le grand-père de Véra avait eu, d’un caprice amoureux avec une jeune paysanne ukrainienne, un fils appelé Kirill Linoutchenko qu’il mit en apprentissage chez un peintre, après avoir doté sa mère de cinquante déciatines [1] de terres, sans toutefois lui remettre l’acte de donation. «Tant que je vivrai, je ne te dépouillerai pas», avait-il dit. Et Éraste Pétrovitch avait fait la même promesse.

Ce peintre, alors assez âgé, était l’oncle de Véra et son meilleur ami.

De sang à demi paysan, il avait une nombreuse parenté au village. Loin de la dédaigner, il la défendait par tous les moyens et montait Véra contre son père. En outre il lui prêtait des livres frondeurs, parlait sans cesse des droits de l’homme et d’autres athéismes de la révolution française, dont il était lui-même un fervent adepte.

Il en vint à déformer en elle tous les sentiments naturels de sa caste. On conçoit donc que la mauvaise graine semée par la main de Mikhaïl ait si bien germé dans son âme inquiète et généreuse. C’est d’ailleurs plus tard que je devais comprendre à quel point l’influence de Mikhaïl sur Véra était néfaste.

Après l’incident de Smolny, j’eus avec lui une altercation qui nous ôta toute envie de frayer ensemble. Il critiquait brutalement l’empereur pour sa faiblesse humaine, bien excusable chez un homme d’une telle beauté. Je défendais le souverain en affirmant que la moitié des aventures galantes qu’on lui attribuait n’étaient que des calomnies et que les autres étaient la réponse à des provocations du beau sexe frivole, bien heureux, au fond, de courir à sa prétendue «perte» dans les bras du monarque. Quant à l’histoire dont nous avions été témoins, elle était due au proxénétisme du père de la jeune fille, fort riche et bien née, qui briguait le titre de demoiselle d’honneur.

Mikhaïl m’interrompit, selon son habitude, par des propos subversifs contre l’autocratie et conclut en ces termes:

– Il faudrait les extirper comme des orties, et toute la noblesse avec… C’est bien ce qu’on fera, le moment venu!

Je l’arrêtai en le priant de ne plus abuser de ma patience de sujet fidèle, car, ne pouvant me résoudre à une dénonciation, j’avais pour devoir de le provoquer en duel pour mettre fin à ses discours séditieux.

Mikhaïl déclara soudain avec un bon rire:

– Va, fleuris dans l’innocence, je ne t’exciterai plus; si tu fais ta carrière, tu auras peut-être l’occasion de me pendre!

Depuis, nous étions en froid. Mais je ne pouvais plus empêcher la venue de Mikhaïl à Lagoutino: il y était invité par le vieillard lui-même, séduit par ses talents de danseur et bien disposé à son égard depuis la mémorable soirée chez ma tante, où Mikhaïl l’avait sauvé de la bouilloire.

Quant aux visites que celui-ci rendait à Véra à Smolny, comme prétendu cousin, le père n’en savait rien. Véra, atteinte de faiblesse générale et d’anémie, était autorisée exceptionnellement à passer les fêtes à la maison. Tout portait à croire que Lagoutine, cédant enfin aux instances de sa fille, la reprendrait pour toujours, avant qu’elle ait terminé ses études.

Nous avions fait presque en silence les dix verstes qui séparaient Lagoutino du relais de poste. Je contemplais, comme d’habitude, les splendeurs du soleil qui se couchait dans la plaine et, attendri par ce doux spectacle, je parlai à Mikhaïl de mon amour pour Véra, dans un style imagé. J’évoquai le mythe platonicien des deux moitiés d’homme qui, à leur rencontre, doivent fusionner ou périr. Mikhaïl avait compris.

– Un amour pareil, dit-il, est indigne de l’être humain. On meurt non pas de quelque chose, mais pour quelque chose. Tout homme qui se considère comme tel, doit avoir un idéal. Et après réflexion il ajouta: C’est d’ailleurs notre privilège à nous. Le beau sexe, lui, est voué en général à la mort du papillon qui se brûle à la flamme.

– Alors, interrompis-je sans dissimuler ma joie, tu estimes que la femme est incapable d’aller au bûcher, comme le firent Jean Hus et d’autres?

Je pensais que Mikhaïl en voulait à Véra d’avoir mal accueilli ses idées révolutionnaires.

– La femme ira n’importe où, répliqua-t-il. Mais, le plus souvent, elle le fait pour suivre celui qu’elle aime.

J’étais aux anges: mes espoirs revivaient! Pendant les entrevues de Mikhaïl et de Véra, je n’avais jamais observé la rougeur subite ni les regards baissés qui s’allument soudain, symptômes infaillibles de la passion naissante. Certes, je savais que pendant ses visites Mikhaïl offrait à la jeune fille, avec un salut respectueux, non pas des bonbons français, à en croire l’inscription marquée sur la boîte, mais des livres de tendances libérales. Quant à leurs entretiens, ils étaient toujours graves et fort ennuyeux à mon avis. Je m’attendais d’un jour à l’autre à ce que Véra, lasse de ces enseignements, cherchât une distraction ne fût-ce que dans les arts, plus conformes à la jeunesse poétique. En prévision de ce revirement, le désir d’être – en contrepoids à Mikhaïl – ferré sur la peinture, me faisait visiter assidûment l’Ermitage impérial et lire quantité d’ouvrages étrangers sur ces collections merveilleuses.

Nous trouvâmes le vieux Lagoutine sur le perron décoré de fraîche verdure. Des branches de sapin, fixées en bouquets à de hautes perches, donnaient l’illusion d’un bois de palmiers surgi en pleine province de N. Devant la maison, sur une butte gazonnée, une vingtaine de belles filles en sarafans [2] du dimanche et de gars en chemises écarlates roulaient des œufs de différentes couleurs. Une multitude de rigoles en bois descendaient la pente, et c’était joli à voir, tous ces œufs bleus, rouges, verts et jaunes qui parsemaient, tels des joyaux, l’herbe émeraude. Pour finir, on dansa en rond et toutes les femmes et les jeunes filles allèrent embrasser le maître, qui leur donnait un rouble ou un joli foulard, à l’occasion de Pâques.