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A peine est-il besoin de dire qu'avec de tels documents, pour ne donner que de l'incontestable, il faudrait se borner aux lignes générales. Dans presque toutes les histoires anciennes, même dans celles qui sont bien moins légendaires que celles-ci, le détail prête à des doutes infinis. Quand nous avons deux récits d'un même fait, il est extrêmement rare que les deux récits soient d'accord. N'est-ce pas une raison, quand on n'en a qu'un seul, de concevoir bien des perplexités? On peut dire que parmi les anecdotes, les discours, les mots célèbres rapportés par les historiens, il n'y en a pas un de rigoureusement authentique. Y avait-il des sténographes pour fixer ces paroles rapides? Y avait-il un annaliste toujours présent pour noter les gestes, les allures, les sentiments des acteurs? Qu'on essaye d'arriver au vrai sur la manière dont s'est passé tel ou tel fait contemporain; on n'y réussira pas. Deux récits d'un même événement faits par des témoins oculaires diffèrent essentiellement. Faut-il pour cela renoncer à toute la couleur des récits et se borner à l'énoncé des faits d'ensemble? Ce serait supprimer l'histoire. Certes, je crois bien que, si l'on excepte certains axiomes courts et presque mnémoniques, aucun des discours rapportés par Matthieu n'est textuel; à peine nos procès verbaux sténographiés le sont-ils. J'admets volontiers que cet admirable récit de la Passion renferme une foule d'à peu près. Ferait-on cependant l'histoire de Jésus en omettant ces prédications qui nous rendent d'une manière si vive la physionomie de ses discours, et en se bornant à dire avec Josèphe et Tacite «qu'il fut mis à mort par l'ordre de Pilate à l'instigation des prêtres?» Ce serait la, selon moi, un genre d'inexactitude pire que celui auquel on s'expose en admettant les détails que nous fournissent les textes. Ces détails ne sont pas vrais à la lettre; mais ils sont vrais d'une vérité supérieure; ils sont plus vrais que la nue vérité, en ce sens qu'ils sont la vérité rendue expressive et parlante, élevée à la hauteur d'une idée.

Je prie les personnes qui trouveront que j'ai accordé une confiance exagérée à des récits en grande partie légendaires, de tenir compte de l'observation que je viens de faire. A quoi se réduirait la vie d'Alexandre, si on se bornait à, ce qui est matériellement certain? Les traditions même en partie erronées renferment une portion de vérité que l'histoire ne peut négliger. On n'a pas reproché à M. Sprenger d'avoir, en écrivant la vie de Mahomet, tenu grand compte des hadith ou traditions orales sur le prophète, et d'avoir souvent prêté textuellement à son héros des paroles qui ne sont connues que par cette source. Les traditions sur Mahomet, cependant, n'ont pas un caractère historique supérieur à celui des discours et des récits qui composent les évangiles. Elles furent écrites de l'an 50 à l'an 140 de l'hégire. Quand on écrira l'histoire des écoles juives aux siècles qui ont précédé et suivi immédiatement la naissance du christianisme, on ne se fera aucun scrupule de prêter à Hillel, à Schammaï, à Gamaliel, les maximes que leur attribuent la Mischna et la Gemara, bien que ces grandes compilations aient été rédigées plusieurs centaines d'années après les docteurs dont il s'agit.

Quant aux personnes qui croient, au contraire, que l'histoire doit consister à reproduire sans interprétation les documents qui nous sont parvenus, je les prie d'observer qu'en un tel sujet cela n'est pas loisible. Les quatre principaux documents sont en flagrante contradiction l'un avec l'autre; Josèphe d'ailleurs les rectifie quelquefois. Il faut choisir. Prétendre qu'un événement ne peut pas s'être passé de deux manières à la fois, ni d'une façon impossible, n'est pas imposer à l'histoire une philosophie a priori. De ce qu'on possède plusieurs versions différentes d'un même fait, de ce que la crédulité a mêlé à toutes ces versions des circonstances fabuleuses, l'historien ne doit pas conclure que le fait soit faux; mais il doit en pareil cas se tenir en garde, discuter les textes et procéder par induction. Il est surtout une classe de récits à propos desquels ce principe trouve une application nécessaire, ce sont les récits surnaturels. Chercher à expliquer ces récits ou les réduire à des légendes, ce n'est pas mutiler les faits au nom de la théorie; c'est partir de l'observation même des faits. Aucun des miracles dont les vieilles histoires sont remplies ne s'est passé dans des conditions scientifiques. Une observation qui n'a pas été une seule fois démentie nous apprend qu'il n'arrive de miracles que dans les temps et les pays où l'on y croit, devant des personnes disposées à y croire. Aucun miracle ne s'est produit devant une réunion d'hommes capables de constater le caractère miraculeux d'un fait. Ni les personnes du peuple, ni les gens du monde ne sont compétents pour cela. Il y faut de grandes précautions et une longue habitude des recherches scientifiques. De nos jours, n'a-t-on pas vu presque tous les gens du monde dupes de grossiers prestiges ou de puériles illusions? Des faits merveilleux attestés par des petites villes tout entières sont devenus, grâce à une enquête plus sévère, des faits condamnables [80]. S'il est avéré qu'aucun miracle contemporain ne supporte la discussion, n'est-il pas probable que les miracles du passé, qui se sont tous accomplis dans des réunions populaires, nous offriraient également, s'il nous était possible de les critiquer en détail, leur part d'illusion?

Ce n'est donc pas au nom de telle ou telle philosophie, c'est au nom d'une constante expérience, que nous bannissons le miracle de l'histoire. Nous ne disons pas: «Le miracle est impossible;» nous disons: «Il n'y a pas eu jusqu'ici de miracle constaté.» Que demain un thaumaturge se présente avec des garanties assez sérieuses pour être discuté; qu'il s'annonce comme pouvant, je suppose, ressusciter un mort; que ferait-on? Une commission composée de physiologistes, de physiciens, de chimistes, de personnes exercées à la critique historique, serait nommée. Cette commission choisirait le cadavre, s'assurerait que la mort est bien réelle, désignerait la salle où devrait se faire l'expérience, réglerait tout le système de précautions nécessaire pour ne laisser prise à aucun doute. Si, dans de telles conditions, la résurrection s'opérait, une probabilité presque égale à la certitude serait acquise. Cependant, comme une expérience doit toujours pouvoir se répéter, que l'on doit être capable de refaire ce que l'on a fait une fois, et que dans l'ordre du miracle il ne peut être question de facile ou de difficile, le thaumaturge serait invité a reproduire son acte merveilleux dans d'autres circonstances, sur d'autres cadavres, dans un autre milieu. Si chaque fois le miracle réussissait, deux choses seraient prouvées: la première, c'est qu'il arrive dans le monde des faits surnaturels; la seconde, c'est que le pouvoir de les produire appartient ou est délégué à certaines personnes. Mais qui ne voit que jamais miracle ne s'est passé dans ces conditions-là; que toujours jusqu'ici le thaumaturge a choisi le sujet de l'expérience, choisi le milieu, choisi le public; que d'ailleurs le plus souvent c'est le peuple lui-même qui, par suite de l'invincible besoin qu'il a de voir dans les grands événements et les grands hommes quelque chose de divin, crée après coup les légendes merveilleuses? Jusqu'à nouvel ordre, nous maintiendrons donc ce principe de critique historique, qu'un récit surnaturel ne peut être admis comme tel, qu'il implique toujours crédulité ou imposture, que le devoir de l'historien est de l'interpréter et de rechercher quelle part de vérité, quelle part d'erreur il peut receler.

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[80] Voir la Gazette des Tribunaux, 10 sept. et 11 nov. 1851, 28 mai 1857.