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Je ferme les yeux… La nuit de la forêt avec les lueurs des brasiers et des torches… Béru qui vient à moi…

— Il avait sa veste de toile.

— Donc, avec le bouton émetteur, Antoine. Où qu’t’as foutu l’appareil qui écoute ? Y te permettrait de repérer m’n’onc’, tu penses pas ?

Je la prends dans mes bras.

— Magnifique, ma chérie !

— Seigneur, cette petite est géniale, bavoche le Détritus.

— Je ne vous le fais pas dire, complète Son Excellence.

Votre San-Antonio idolâtré ferme ses grands yeux de velours pour mieux concentrer ses souvenirs.

Voyons… L’appareil… Je revois l’hacienda de don Enhespez… l’arrivée des Chinois et des flics… Je grimpe sur une chaise et flanque l’engin sur un meuble.

Peut-être qu’il y est encore, qu’en pensez-vous ? (Je devrais plutôt vous demander, patates que je vous sais : « Quand » pensez-vous !)

Rasé de frais, reposé jusqu’à l’os (malgré mes nuits mouvementées avec Ibernacion) je me sens paré pour l’action.

Ça fait curieux de revoir la base complètement anéantie. Ce que l’incendie de la môme Crevette n’a pas détruit, les révolutionnaires l’ont réduit en poudre.

Les base-men ont été fusillés contre ce qui restait debout ; pan de mur, pieux de clôture, etc. Tout est bon à un guérillero pour flinguer quand il sort de ses forêts.

— Dans le fond, murmure Pinuche, vous auriez attendu, le résultat aurait été le même et vous vous seriez évité bien des tourments.

— Allons donc, tu penses bien qu’aux premiers signes de révolte, les chefs du camp auraient évacué le sulfocradingue ! m’efforcé-je de plaider, non sans me dire, in petto, que la Vieillasse a un peu raison…

On se contourne les rives du Papabezpa. La vibrante nature ignore les exactions des hommes et continue de chlorophyller sous le soleil. Les eaux clapotent, les oiseaux papotent et les petits écureuils de plus en plus mutins jouent à « Si tu ne veux pas de mon gland t’as qu’à te le foutre quelque part. »

À mesure que nous approchons de l’hacienda, mon inquiétude fait tic tac. Probable que les guérilleros auront bousillé la plantation, dans leur rage destructrice !

J’adresse un souvenir ému à l’ancien bagnard qui aimait tant les orchidées. Comme quoi, mes pommes, il ne faut s’attacher à rien de matériel en ce bas et triste monde. L’amour des biens terrestres vous fragilise. À partir du moment où votre vie est marquée par les fluctuations de la bourse, les orages ravageurs de récoltes et autres calamités du second, que dis-je : du dernier degré, rien ne va plus.

Vous voilà vulnérable et vulnéré à tout bout de champ !

Je fais part de mes craintes à Ibernacion, la vaillante qui, œuf corse, est de la fiesta.

Mais elle secoue sa tête brune :

— Non, querido, tu oublies que cette fois il s’agit d’une révolution blanche. On ne détruit que les H.L.M.[29] et on ne fusille que les chefs de cellule et les secrétaires de syndicat.

Effectivement, elle connaît bien ses cons-patriotes. Au détour de la route, là où la colline se remet à descendre en pente douce vers les plantations de fromtobock, j’aperçois les constructions basses du domaine de San Kriégar bien entières et alanguies dans la chaleur de midi roi des étés.

Je lève mon pinceau du champignon.

Attendre et voir ! comme disent les Britanniques lorsqu’ils parlent le français. Une supposance qu’une partie des guérilleros occupent les lieux, qu’ils nous reconnaissent, nous alpaguent et nous compostent la viandasse, hmm ?

Je fais part de mes craintes à Ibernacion. Une fois de plus elle branle le chef (je suis le chef).

— Quand nos troupes quittent la forêt, querido, c’est pour incendier jusqu’au palais gouvernemental. Ils n’ont que le souci de changer le régime. Ensuite ils regagnent les forêts pour préparer la révolution suivante.

Pourtant, je suis à moitié con-vaincu.

— Pinuche, murmuré-je, comme personne ne t’a encore renouché dans la région, c’est toi qui vas aller en éclaireur.

Ça le botte, l’homme au briquet fumeux, de jouer les éclaireurs. Il se voit déjà porteur de la flamme sacrée, escaladant les marches d’un gigantesque podium.

— Que faudra-t-il faire ?

— Tu diras que tu étais un ami de France du défunt propriétaire, le señor Enhespez, et que tu viens prendre de ses nouvelles, vu ?

— D’accord, rétorque le vieux gentleman.

— Prends la chignole, on va t’attendre peinardement à l’ombre de ce buisson de frapadingues en fleurs. Mais ne sois pas long surtout et ne te perds pas en bavassage. Tu retapisses bien les lieux et surtout les gens qui les occupent avant de venir au rapport. Je te veux de retour dans un quart de plombe au plus, c’est vu ?

— Vu.

— Tu es chargé, Papa-Gâteux ?

— Naturellement !

— Alors donne ton feu. Si tu tombais sur des belliqueux, ils pourraient en prendre ombrage et te le feraient savoir avec le leur. C’est un pays où l’on a la gâchette aussi facile qu’on a la braguette à Paris, c’est te dire !

En soupirant, le Résigné me virgule sa rapière. Il prend ma place au volant de la Rolls rose mise à notre dispositif par l’ambassadeur et s’éloigne vers San Kriégar tandis que, comme prévu, Ibernacion et moi nous nous blottissons derrière un taillis fleuri. Je lui roucoule des gentillesses en les confirmant de la main et de la langue. Elle aime beaucoup les manières françouaises. Ça la change des brutalités de ses Robins des Bois qui puent le rance et la tequila et qui se la parcourent au triple galop.

— Si tout va bien, douce Ibernacion, lui dis-je, je t’emmènerai à Paris avec moi…

— Oh ! Paris, fait-elle, émerveillée.

Elle sourit d’aise et demande :

— Et qu’est-ce que j’y ferai, là-bas ?

— Ben… l’amour, réponds-je, quelque peu dérouté par la naïve question.

— Et après ?

— On recommencera !

— Et après ?

— Tu te promèneras, nous irons au cinéma…

— Et après ?

Après, j’aime mieux pas y penser. J’imagine ce que serait la vie, en France, avec cette sauvageonne à éduquer. Marrant de jouer les Pygmalions ; mais pendant un moment seulement. Mes moyens ne me permettent pas de l’installer dans un entresol Renaissance, ni ma vocation de célibataire endurci (toutes les dames que j’ai honorées peuvent en témoigner) de l’épouser. Du coup, à ces perspectives, mon enthousiasme se met à pendouiller.

— Tu travailleras, coupé-je.

Elle fronce les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est, travailler ?

Je tente, par la pensée, de l’incorporer à la vie économique et sociale de mon pays. Que pourrait-elle faire, le turf excepté ? Barmaid ? Vendeuse dans un grand magasin ? Pour ça faut des compétences. Décidément, l’avenir européen d’Ibernacion se présente mal.

— Tu ferais des ménages, ma gosse, lâché-je tout de go. Tu comprendido, môme ? La cuisine, la vaisselle, les plumards ; balayer la casa…

— Chez toi ? demande-t-elle ingénument.

Je me racle la gorge, un peu gêné :

— Ben non, ailleurs, chez des gens, pour gagner de l’argent !

Cette solution paraît guère l’enthousiasmer. Elle hoche la tête, réfléchit en mâchant la tige d’une fleur et questionne :

— Il y a beaucoup de soleil à Paris ?

— Beu, de temps en temps, l’été quand il pleut pas et que la grenouille d’Albert Simon y met du sien.

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29

Haciendas à loyer modeste.