— A moi ! répond Chosacchi, car lui, il désigne le gisant, il est en train de bouffer ça (il nous montre le goutte à goutte accroché à une potence).
— Vous verriez-t-il un inconvénient que j’ vous en empruntasse un morcif, manière de calmer ma dent creuse qui me chahute ?
— J’vous en prie !
— D’puis qu’j’sus été en Finlande, quand je renifle un n’hareng, j’ me mets à piaffer des mandibules, rigole le Gravos en entonnant le sandwich.
Bon appétit, monsieur !
Il a la santé, Béru. La bouffe lui tient lieu d’idéal. Avec elle, il n’est jamais déçu. Les joies matérielles de l’instant constituent un paradis pour qui les apprécie.
Chosacchi glisse une cigarette sous sa moustache ajaccienne, l’en retire prestement en se remémorant l’endroit où il se trouve et la remet dans son pacsif de cousues.
— Vous paraissez terriblement déçu, commissaire ? fait-il d’une voix chaleureuse.
Il a un bon regard loyal, direct, de mec qui n’a pas froid aux châsses et dont la conscience fait la sieste.
— Je le suis.
Et, parce qu’il m’est sympa, je lui explique :
— Il y avait quatre gars susceptibles de nous faire une révélation importante, mon pauvre ami. Trois ont été assassinés, il ne reste plus que celui-ci.
Sa frime se couvre comme pour rentrer dans une synagogue.
— Ah, ça, il n’est pas près de vous dicter ses souvenirs.
BORGGBORYYGME
Ayant pris congé grand comme ça de la famille Tanktuuvouudraä, nous retournâmes au point d’embarquement pour rentrer à Helsinki. Notre coucou se balançait mollement sur l’onde verte. Le soleil brillait tu sais où ? Au zénith, mon petit, comme je te le dis. Et il y brillerait jusqu’à minuit, pour continuer à partir de zéro heure le lendemain. Le lac Chaariivarï sentait l’ajonc et le bois moussu du ponton. Un pieu planté dans l’eau demeure imputrescible dans sa partie constamment immergée, mais il pourrit aux endroits où il prend l’air quand le niveau du lac change. Cette couronne verdâtre dégage une odeur particulière de limondice[10], un peu âcre, insidieuse et pas désagréable dans le fond, comme toutes les senteurs évoquant la mort.
Notre pilote se tenait dans son cockpit et fumait un cigare hollandais, un bras passé à l’extérieur de l’habitacle.
C’était un grand mec laconique et blond, tellement blond et tellement laconique qu’on pouvait pas arriver à définir ce qu’il était de plus : de blond ou de laconique. Il portait un blouson de cuir plein de poches inutiles à fermeture métallique, un jean, une casquette à carreaux (dont l’un était fêlé parce qu’il avait dû se cogner la tronche en montant à bord), et protégeait son regard de « laisse-pisser-la-Julie », comme dit Béru qui n’arrivera jamais à retenir le nom composé de lapis-lazuli, à l’aide d’énormes lunettes de soleil de minuit.
Nous montâmes à bord sans qu’il fasse un geste pour nous y accueillir. Reprîmes nos places sans qu’il quittât la sienne, et fermâmes la porte de l’hydrachose sans qu’il se donnât la peine de vérifier que nous avions bien enclenché le verrouillage de sécurité. Un gus aussi détaché que sa pomme, pardon, chapeau. Il mit en marche son moteur de gauche, puis celui de droite. Et il décolla sans trop de vérifications, en gars détendu qui fait confiance à la technique.
Nous avions retrouvé nos places et bouclé nos ceintures. Bérurier, l’estomac plein et les bourses vides, dormait avant que les glisseurs de l’appareil n’eussent achevé de s’égoutter.
Chaglaate coula sa menotte sur mon pantalon, caressant du dos de la main toutes les protubérances que j’avais à lui proposer.
— Cette histoire est insensée, dit-elle. Comment se fait-il que la photo de la femme que vous recherchez figure sur l’article consacré à cette Ianora ?
— On a imprimé spécialement un double feuillet qui a été ensuite incorporé au numéro 824.
— Quel travail !
— Ah, certes, il faut croire que ces gens tiennent à ce que l’affaire tourne court. Ils se doutaient que ma réaction serait de me rendre chez les Tanktuuvouudraä. Que là, j’apprendrais la mort de la fille. Ainsi, ils espéraient que je serais amené à tracer une croix sur mes recherches.
— C’était risqué, objecta ma ravissante conquête finnoise. La preuve, c’est que vous avez découvert le subterfuge !
Elle dit juste ce à quoi je gambergeais.
— Exact, c’était risqué. Mais cela pouvait réussir. Cela a failli réussir…
Le zinzin zonzonne bien rond. Son pilote tripatouille des boutons sur le cadran agrémenté de loupiotes vertes et orangées placé au-dessus de sa tête.
Et le génial Santa, tandis que la greluse lui dilate la membrure par ses caresses suaves, eh ben il gamberge en trombe. Et il se dit qu’il va falloir ouvrir bien grands les vasistas, car ces mystérieux messieurs ont dû prévoir une solution de rechange pour le cas où…
Seulement, comment sauront-ils que nous avons découvert la vérité ?
Je sursaute. Mon regard se porte sur Chaglaate. Cette fille trop serviable, qui s’est entichée de moi au point de ne pas aller à son travail ce matin, ne serait-elle pas à leur solde ?
Et je redis tout haut ma toute basse pensée :
— Comment sauront-ils que nous avons découvert la vérité ?
La réponse catégorique m’est fournie dans la seconde qui suit. Une voix retentit dans le haut-parleur de la radio de bord.
Elle ne ressemble pas à ces voix routinières issues de tours de contrôle. C’est comme un ordre brutal auquel le pilote répond par quelques syllabes gutturales.
— Que vient-on de dire ? demandé-je à Chaglaate.
— On a dit « Application immédiate du dispositif Newton ».
Je n’ai pas le temps de gamberger plus avant ; de me demander par exemple : pourquoi Newton ? ni de l’associer à Beethoven : pomme, pomme, pomme, pomme ! Car notre pilote s’est levé de son siège. Le voici qui ramasse quelque chose posé près de lui et s’en harnache en deux temps trois mouvements. Et puis qui ouvre la porte du poste de pilotage et saute dans le vide.
Tout ça, comme dans un film de James Bond. Du ciné. On regarde en comprenant au fur et à mesure qu’on voit. On n’a pas la promptitude qui nous permettrait de deviner. Le gars a sauté. En bas le lac a cessé et c’est la mer de sapins rois des forêts finlandaises. Du bois dont on fait les cercueils.
Pauvre chère adorable Chaglaate que je soupçonnais déjà ! Ce n’est pas elle qui était chargée d’affranchir nos ennemis, mais les micros placés entre nos sièges ! Dispositif Newton ! L’attraction universelle !
Autrement dit, la chute libre !
L’attraction, elle va avoir lieu dans un peu moins de pas longtemps, comme je dis toujours.
La Chaglaate glaglaate.
— Mais ! Mais… mais il… mais il est…
— Parti sans laisser d’adresse, c’est vrai, conviens-je.
Je déboucle ma ceinture pour me précipiter au poste de pilotage.
— Béru ! j’hurle.
Le Gravos ronchonne et continue de pioncer, arc-bouté sur ses rêves.
Ma pomme, d’un calme olympiesque, empare le manche à balai pour essayer de faire un peu de ménage. Pas la première fois que j’aurai piloté un plus lourd que l’air.
Hélas, une forte explosion retentit, immédiatement suivie d’une seconde : les moteurs qui étaient piégés et qui viennent de sauter. Pour le coup, l’hydravion qui avait conservé son assiette se met à tournoyer comme la feuille morte de Verlaine dans un tourbillon. Ça va être la bûche de Noël à travers les sapins !
10
C’est moi qu’ai inventé