— Deux travailleurs émigrés qui font équipe avec lui sur la benne à ordures, des Tunisiens. On leur a expliqué qu’il était impossible de lui rendre visite et ils sont partis sans insister.
— Vous avez contrôlé leur identité ?
— Naturellement, vous pensez ! Nous sommes là pour ça. J’ai même exigé leur certificat de travail. Ils étaient bel et bien employés par la municipalité au service de voierie. J’ai téléphoné à la mairie de Sarcelles pour confirmation, c’était réglo.
Jack yes[13]. Voilà un officier de police qui ne prend pas son turbin à la légère. Béru intervient :
— Dites, Chosacchi, y m’semb’ que j’ai clappé tout vot’ sandouiche par inadvertansion, j’espère qu’vous n’m’en tiendrez pas rigoriste et qu’vous m’permettrez de boire une gorgée d’vot’ bière. Merci. Sana, selon moi, si tu voudras qu’j’te dise : les tueurs vont pas s’en prendre à ce pèlerin pour l’instant. Ces mecs sont au courant d’tout et y savent impertinemment que ton Smoulard est incapab’ d’en casser une broque. De plus qu’il est surveillé comme du lait su’l’feu. Pourquoi qu’ils iraient-ils prend’ des risques aussi inutiles que superfluxes ?
— Parce que cet état comateux peut cesser et Smoulard répondre à nos questions, gros dégourdoche !
L’Enflure n’aime pas qu’on lui réfute l’argutie. Il boit la boutanche de Pilsen que Chosacchi réservait à ses amygdales.
La vide d’une engorgée féroce de citerne débondée.
— Oh, merde, v’là qu’j’vous aye fait un cul sec, sans y prend’ garde ! s’excuse-t-il.
Notre aimable collègue commence à la trouver pas drôle.
— Dommage qu’il soit interdit de fumer dans cette chambre, dit-il, sinon je vous aurais proposé mon paquet de cigarettes.
— Inquiétez-vous pas, j’sus pas tellement porté sur l’herbe d’la Régie, le rassure Bérurier.
Et il s’allonge sur les deux chaises pour y lire le journal mis en touche lors de notre venue.
Je reste là, les mains aux poches, déconfit, morose, gêné par ces odeurs d’hôpital qui me scient le moral ; contemplant le lit de misère où ce pauvre homme forme un tout petit tas de vie indécise.
Je m’approche du téléphone et je réclame le numéro de notre agence à la standardiste grincheuse. C’est Claudette qui répond.
— C’est vous ! J’allais partir.
— Déjà ?
— Je vais au dentiste !
Ce « au » me paraît de rigueur, connaissant la mère Claudette comme je la connais.
— Il a une grosse bite, le dentiste ?
Elle est de mauvais poil car la voilà qui monte au suif :
— Pour qui me prenez-vous ?
— Pour une fille qui raffole des grosses bites. Mathias est ici ?
— Et comment ! Ça pue dans son labo, l’odeur se répand jusque sur le palier.
— Passez-le-moi et allez vous faire plomber la dent creuse !
Elle bougonne :
— Je commence à en avoir ma claque de cette boîte, va falloir que je me trouve autre chose !
— Méfiez-vous, fillette, dans un autre emploi on vous demanderait peut-être de travailler !
Rageuse, elle me branche sur Mathias, rêvant d’enfoncer sa fiche dans mon œil.
Le Rouillé : Bonsoir, patron, c’est gentil de penser à moi, depuis le temps que vous me laissez sans nouvelles.
San-Antonio : J’ai besoin de tes lumières.
Le Rouillé : De quoi s’agit-il, patron ?
San-Antonio : Un gus accidenté est dans le coaltar depuis un certain temps, or il sait des choses que j’aimerais lui faire raconter.
Le Rouillé : Je vois. C’est un vrai coma ?
San-Antonio : Il lui arrive de reconnaître sa femme et de proférer des mots.
Le Rouillé : Ça change tout. Je peux le voir ?
San-Antonio : Hôpital Jean-Claude Simoën, Sarcelles-la-Grisante.
Le Rouillé : Chambre ?
San-Antonio : Naissance de Saint Louis !
Le Rouillé : 1214 ?
San-Antonio : Mathias, je t’aime[14] !
Pourquoi me suis-je tourné vers le bon rouquin plein de science et de jugeote, de trouvailles hardies et d’idées postconçues ? Comme s’il pouvait faire quelque chose, là où les grands médecins de l’hôpital Jean-Claude Simoën piétinent. J’ai des élans, comme ça. Des impulsions plus exactement. Il m’arrive de décrocher un bigophone pour turluter à un gonzier auquel je ne pensais pas dix secondes plus tôt et qui, à l’instant, me devient nécessaire, voire indispensable. Il faut compter sur sa fougue parfois. Lui obéir, car elle procède d’un cheminement mental dont nous ne sommes pas conscients, mais qui est l’expression suprême de notre vérité. Maintenant, si tu penses que j’en remets, que j’en installe, donne-moi dix balles et j’irai boire un pot.
Voilà, la journée de travail commence à s’achever, dirait Bérurier. Smoulard éjambé repose dans un lit trop long pour lui. La Maison André, le chausseur sachant chausser, où il se fournissait, l’a radié de ses listes. L’inspecteur Chosacchi lorgne l’Immonde comme un mari jalmince lorgne le pied-plat qui fait danser sa gerce au mariage de la cousine Ninette. Il y a un secret en veilleuse dans cette chambre d’hôpital. Parviendrons-nous à le percer ?
Allez, oust, je t’en retourne en Finlande, là qu’on a découvert cette putain de liste fatidique et cosmopolite.
FORÊT FINNOISE
Nous marchâmes, marchâmes et marchâmes encore.
Tant qu’à la nuit tombée nous étions comme morts.
Béru se déplaçait, vêtu de marécage.
C’est triste pour un homme dans la force de l’âge.
Reclus, comme Elisée, mais c’était de fatigue.
Nous finîmes par tomber, tous deux, en digue digue.
Je te laisse à penser ce que fut notre sort
Couchés, les pieds au sud, et les épaules au nord
Sous les bois aplatis des grands rennes arctiques
Qui ressemblent aux cocus du paléolithique.
Un qui serait vachement bité, c’est toi, hein ? Si je te finissais l’œuvre commak. Alexandrin le grand ! je sais pas pourquoi la mode s’en est perdue. C’était facile à retenir, ronflant, pompeux, plein d’envol. N’empêche que t’as eu des angoisses, pas vrai, bonne pomme ? Tu t’es dit : ça y est, l’Antonio vire sa cuti. Il fromage du bulbe. Il filamente de la matière grise, ce nœud ! Se prend pour un perruqué Grand Siècle. Le Nobel lui suffit plus : il veut être dans la Pléiade ! Grand-Croix de la Région d’honneur, c’était seulement une étape de sa carrière, au gueux ! Son fauteuil crapaud à la qu’à demi française lui flanque déjà des hémorroïdes. Son rond de serviette à l’Elysée, pas suffisant. Il cherche les culminances suprêmes. Du coup, ça t’a passé le hoquet, pas vrai, mon biquet ?
Allez, remets-toi, c’était pour rire, une facétie en passant. Un p’tit coup de rimons-rimace-mets-ton-cul-sur-ma-face. D’accord, je ne serai jamais adulte en plein ; et après ? Y a tellement de gamins qui le sont pour moi. Tant tellement de vieux cons que leurs râteliers mal arrimés empêchent de rigoler quand ils se coincent les burnes dans la fermeture Eclair de leur falzar.
Bon, passons.
Outre !
J’outre en outrançant.
La forêt. On y marche… On tombe d’exténuance à la nuit noire. Du sapin, du sapin, et re-sapin. Le vrai cauchemar. Au prochain Noël, je dirai à ma Félicie de mettre un cactus près de la crèche au lieu d’un conifère. Ça évoquera la couronne d’épines au bon Jésus. Qu’a pas eu que sa naissance, mais aussi sa mort, ce merveilleux bonhomme divin. Moi, ce qui m’intéresserait, c’est sa vie privée, au Fils de l’Homme. La période silencieuse, d’avant qu’il plonge, d’avant qu’il cause. J’aimerais quand il rabotait près du Joseph. Qu’il confectionnait des placards, jésus. Ce qui lui mijotait dans le cigare en ce temps-là. Avant qu’il rassemble tous ses péons : Pierre, Paul, Jacques et Dugenou ! L’ami Judas et ses trente deniers du culte. Ponce Pilate, Fonce Pilote. Oui, je voudrais le savoir avant les miracles, avant l’éclairage au néon. Bien peinardos dans l’atelier. Allait-il à la pointe, le soir venu, Notre Son Seigneur ? Et qu’est-ce qu’il bouffait avec sa galette de Sarrasin ? T’as pas soif de le connaître, toi, lorsque Marie lui lavait son linge sale en famille ? Et quand ils allaient croquer chez tonton Untel ou cousin Jules, les jours de fête ; des fêtes sans Noël, ni Pentecôte ou Ascension, bien sûr… Hélas, faut se contenter des Ecritures. J’aurais préféré son journal intime.
13
Nous avons demandé à San-Antonio ce que signifiait ce Jack yes. Il nous a répondu qu’il entendait écrire « J’acquiesce », et nous a prié de laisser subsister sa distraction dans cette œuvre.
14
Cette forme d’intervention dialoguée débouchant sans crier gare dans un roman fut mise au point par la comtesse de Ségur dont l’œuvre à la con restera l’une des hontes de mon enfance, à cause du plaisir qu’elle me procura. Démagogique, asociale, Mme Rostopchine aura fait davantage que Lénine pour la propagation des idées socialistes.