Nous sommes tombés dans un fourré. On crevait de faim. On hoquetait de froid. On s’est serré l’un l’autre, Béru et Bibi. Il puait la gadoue, la fange, il rotait le hareng. Moi, je souffrais de partout. Je vadrouillais dans les détresses éperdues, de celles qui t’apparaissent sans fin, sans suite, sans queue ni tête. Et j’avais mal à queue et tête de cet accident. J’aurais dû jubiler qu’on en soit sortis indemnes. Au lieu, je pensais à la petite Chaglaate qui voulait tellement m’épouser et qui restait brandie à la cime d’un pin du Nord.
Une moitié d’elle seulement ! Et j’en aurai-t’y vu des abominances au cours de ma vie active ! Tous ces gens qui me furent un instant vivants et qui me moururent aux nez et barbe, s’éclatèrent connement. Tout les induisait à continuer. Et puis, brusquement leur viande a déclaré forfait. On est tributaire de la viande, c’est con. On a un esprit si volant et zénithique. Mais la bidoche… Ah, l’horreur ! Et notre intelligence est noyée comme chatons en sac, chatons en Seine, entraînée âme et biens. Et bon, d’accord, on accepte la fin des autres, de celui-ci, de celle-là, du prochain, en espérant franchir la passe dangereuse. Gravelotte. Mais il pleut des calamités universelles. A nous couper le sifflet. Adieu, beau merle ! Tu sais que Machin est mort ? Et moi, dis, le sais-tu que je suis mort ? Que tu es mort ? Que tout était déjà fini à l’époque où tu croyais que tout commençait ?
On a dormi dans les froidures mouillées. On éternuait dans son sommeil. On claquait des dents en rêvant à des malédictions. Au cœur de l’obscurité, les rennes prenaient leurs élans, et les élans tiraient sur les rennes. Le bruit des six rennes aiguisant leurs ramures… Quelle noye ! Dieu que le son des cornes est triste au fond des bois ! C’est aux aurores que l’espoir nous est revenu. Impec dans son beau costume de lumière. Olé ! Y avait un grand monstrueux rouquin de deux mètres planté devant nous, qui nous matait, appuyé contre le tronc d’un Kuüdjatt. Longue barbe rouquinos, floconneuse. Le Père Noël selon Van Gogh ! Avec de grands yeux malencontreux[15]. Il nous a regardés réveiller. Béru n’en finissait pas de lâcher de la vapeur urbi et orbi, les contes de Pet-rots dans la forêt finnoise. Et pour meubler les intervalles — ou les intervaux, puisqu’on est en Finlande, on ne va pas se faire chier la bite avec des règles de grammaire française ! — il bâillait. Profond. Un vrai bailleur de fonds, comme il y a des mineurs de fond. On lui voyait les grosses amygdales verdâtres au premier plan, avec des festons blancs. Et plus profond l’œsophage en pleine forme. Et puis, tout au loin, un méandre d’empilations fétides. Ah, Béru : de tes lèvres à ton trou du cul, quelle croisière !
Et le rouquin le regardait bâiller, l’écoutait péter, le sentait roter, reconnaissait la caressante odeur des harengs marinés au bord de la Baltique. Et il chantonnait les Balteliens de la vodka, sans sa barbe rousse de rouquin. Il avait une cognée au flanc, le veau. Comme à Roncevaux, et j’imaginais en le contemplant, que le Suisse qui fendit la gueule de Charles le Téméraire devait ressembler à cela. Etre un géant roux, musculeux et calme. Avec ce regard pétrisseur. Ces membres d’hercule et cet air cul. Poireau qui s’en dédit !
Il nous interpella d’une voix de basse noble. Hélas finlandaise. Oh, le finlandais, je te mets au défi ! Pourquoi, mon Dieu ? Quelle idée ? Vous avez de ces jeux, quand le fichtre vous prend !
Je lui demandai s’il parlait anglais. Il me répondit « Nein ». Je lui proposai alors de dialoguer en allemand, il me répondit « No », ce qui te prouve bien, hé, seringue, qu’il ne parlait ni l’un ni l’autre de ces patois stupides.
— T’sais, pour viv’ dans les bois, son dialec’ lu suffit ! murmura Bérurier, complètement éveillé.
— Vous êtes français ? nous demanda alors l’homme de gros-moignon dans un français qui ne laissait pas à désirer et en lequel je crus déceler l’accent d’Aubervilliers.
Une double exclamation nous échappa.
— Vous aussi ?
— Tu parles, j’sus de Pantin (je ne m’étais pas gouré de beaucoup, tu n’as qu’à compulser une carte d’Europe et tu le comprendras).
Il nous résuma alors son histoire. Il était ébéniste décorateur dans la banlieue parisienne. Marié, l’idiot. A une femme adultère ! Le sut ! Voulut se suicider. La corde cassa sous son poids. Fut soigné. Guérit. Décida alors de vivre au fond des forêts les plus lointaines. Hésita à partir en Amazonie. Craignant la chaleur, préféra la Finlande. Vendit : sa 4 CV Renault, son Leica (la photo lui raffolait à l’époque), son transistor, sa chaîne hi-fi (qui était enceinte), ses disques classiques, la montre en or de son papa, la broche de sa maman, le tourne-broche de sa grand-mère, les livres brochés de son grand-père, sa collection de porte-clés, son teckel à poils courts, sa boîte à outils, le revolver à barillet de 9 mm avec lequel il n’avait pas tué sa femme, dix centilitres de foutre à la banque du sperme, trois litres de sang à la banque du sang, son œil gauche à la banque des yeux, son rein droit à la banque du rein, sa raquette de tennis à la banque de la raquette, une litho de Mose représentant une dame fraîchement (et involontairement) enceinte regardant nostalgiquement un film sur le Débarquement, le godemiché en ivoire de son oncle missionnaire, l’argent français qu’il possédait à la Caisse d’Epargne, ensuite de quoi s’embarqua pour la Finlande. Connaissant le travail du bois puisqu’il fabriquait des fauteuils Louis XV merdeux pour les sous-bourgeois surprétentieux, il trouva un emploi de bûcheron. Sa force, sa solitude, son ardeur au travail (en frappant chaque arbre il l’appelait Josette, du nom de sa pute) le devinrent bûcheron d’élite[16].
Il s’accomplit pleinement au soleil de minuit. Se trouva bien de cette existence saine. Il acheta un camping-car dans lequel il vit. Allant là où le sapin doit mourir, armé de cognées grand module qu’il sait aiguiser comme personne. Il a appris le finnois. Il sait parler aux z’hôtes de la forêt. Mange sobre : caribou et Ronron. Se branle un bon coup le samedi soir avant d’écluser un flacon d’akvavit. La vie est belle ! Il se taille des pipes dans les fûts de bouleaux du nord (des bouleaux du sud, t’en trouves pas en Finlande) ; et y fume de l’Amsterdamer dont sa garcerie de salope de bonne femme avait horreur, ouf ! Un sage ! Non, non, il retournera plus en France, plus jamais ! Ah, merde, ils se sont trop politisés, là-bas. Se font trop sodomiser le mental à coups de professions de foi gauche-droite. Vivent à l’heure des simagrées de partis. Sont des hébétés de la propagande. Et Marchais ceci, Mitterrand cela, ce fennec de Chirac qui clame que… Oh ! la la, classe ! P.C., P.S., P.D., R.P.R., S.O.S., C.G.T., F.O., R.G.R., E.N.C.U.L.E., et tous ces cons d’écouter, de marcher, d’analyser au lieu de leurs urines, qu’ils couvent probablement une saloperie pernicieuse pour être zozos à ce point. Emboiteurs de pas. Gobeurs de gélules vides. Tous, tous, jamais lassés. Le matin, aux premières aubes, la radio qui te turlure les tympans : la querelle du C.Q.F.D. avec le T.S.V.P. ! La rupture des bigorneaux Truc d’avec les moules Muche. L’avertissement du président Bigzob mettant en garde pour le prévenir le chef du parti Glinglin ! Ah, les cons, les cons jusqu’à la lie ! Les cons jusqu’à la mort. Et qui crèvent sans avoir su, ni seulement soupçonné un quart d’instant la monstrueuse sottise de ce circuit où on les projette. Moulinex vous l’offre ! Les mixeurs de Paris ! Et ce qui me mine le pire : ces beaux esprits, ces beaux talents qui sautent à pieds joints dans la ronde infantile. Qui viennent dire que, objecter que, déclarer que. Et moi je te déclare qu’ils ne vivent pas leur vie. Qu’ils enchient la vie des autres. Qu’à cause d’eux les saisons ne se font plus ! Ils nous enconnent. Et on ne réagit pas. Amen ! Amène encore ! Causez-nous de la S.F.I.O. d’antan, grand-père. Et ils étaient beaux comment, les bolcheviks ? Et le colonel de La Rocque, y mesurait combien ? Et le maréchin Pétal ? Et la société de demain-mon-cul ! Tu verras comme elle sera belle, grand con ! Empaffés ! Minus ! facteurs ! Mitoiteurs ! A la fois miroir et alouette ! Ils tournent si vite sur eux-mêmes, ces totons fringueurs, qu’ils finissent par s’apercevoir l’ogne et qu’ils veulent s’autofourrer ! Mais réveillez-vous, les gars, pendant qu’il est encore trop tard. Après vous ne serez plus là. Et vous n’aurez jamais su ! Donnez donc à votre âme les vacances qu’elle espère depuis qu’elle a collé à votre charogne. Ramassez un peu de terre, n’ayez pas peur, c’est pas sale : c’est de l’homme. Pétrissez-la en regardant le ciel. Et n’allez pas plus loin. La terre dans la main, le ciel dans vos yeux. Il n’y a pas d’autres idéaux, pas d’autres vérités. Silence : on tourne ! Autour du soleil !