Il décrit un début d’embardée.
— Sans blague, ils mijotent ça ?
— Tu n’espères pas qu’ils vont laisser en libre circulation, un type qui les fait chanter…
Un temps succède.
— Moi, fait Bérurier[19], j’ai un plan à proposer pou’ c’qu’est de manipuler ces tordus sans trop d’risques.
— Vas-y, invité-je, sachant sa pertinence impertinente.
Il y va.
— Si on leur bondit su’ la coloquinte à l’arrivée, y risquent d’réactionner plus vit’ qu’on n’pense, vu que c’est pas des enfants d’chœur et qu’a un p’tit coinceteau de leur gamberge qui reste en méfiance. Donc, vaut mieux les endoffer à la surprenette, comme si ça serait taxi dentelle. C’que j’croye, c’est que le rouqu’moute d’vrait passer à l’endroit marescageux. Av’c son campinge-car, y n’craint rien, mais les aut’ s’enlis’ront. Alors y z’appel’ront pour réclamer d’l’aide. L’Rouquin dira qui va les s’haler. Et c’est tandis qu’nos deux gredins seront occupés à la manœuv’ qu’on y f’ra leur jubilé. Corréque ?
— Chiément pensé, applaudis-je à grands cris. Quand tu te mets à phosphorer, Gros, c’est vraiment le plein feu.
Notre grosse tuture bagote dans la patouille. On tangue. Ça dérape du dargif. Ça éclabousse et la merdaille gicle contre la carrosserie avec un bruit de pale de ventilateur tordue. Nous avançons de plus en plus doucement.
— Ils ont un sacré mal à nous suivre, annonce Martinet. Je ne pense pas que ça dure longtemps encore.
Effectivement, à peine vient-il, que d’impérieux coups de klaxon lui intiment de stopper.
Il s’arrête et se défenestre à demi pour crier une question. Les autres lui répondent une réponse, comme dirait Maurice Druon. Bien que je continue d’ignorer le finnois, fût-il mâtiné de finlandais, je comprends parfaitement le sens de l’une et de l’autre.
Martinet dit des trucs qu’on se demande où il a pu apprendre un dialecte aussi saugrenu au milieu de ses forêts nordages. Puis il saute de la cabine de son campinge-car et vient ouvrir les portes arrière en branlochant bien la poignée avant d’ouvrir pour nous avertir qu’on ait à se cacher. En effet, les phares des suiveurs sont dardés sur sa roulotte. Mais nous, tu penses qu’on a pigé et que nous sommes déjà, qui dans la penderie, qui accroupi derrière le bloc cuisine.
Le Rouquin ouvre un coffiot situé dans le plancher de son zinc, cramponne un filin pourvu de boucles et de crochets et va à la pompe de nos petits amis. Ça discutaille vilain. Les mecs sont mécontents. Martinet hausse le ton, pour expliquer probably qu’il n’est pas responsable de la route, tout ça… Il s’active en causant. Moi, ce qui me fait noirement chier, c’est ce couple de phares braqués sur nous, comme des projos sur une scène ce théâtre. On ne peut rien fiche dans cette garcerie de lumière, le rouillé ne le comprend-il pas ? Faut croire que si, puisqu’il se met à bougonner quelque chose, en s’affairant devant le pare-chocs avant, et l’un des gus interrompt le plein phare pour laisser ses loupiotes sur la position lanterne.
Je ne sais pas si le plan du Gros est tellement faramineux. Nous sommes distants de nos adversaires d’une douzaine de mètres qu’il va falloir parcourir en pataugeant dans de la fange ; si bien qu’à notre seconde enjambée ils seront alertés et qu’à la quatrième nous risquons fort d’être morts. Et quand tu es mort, c’est fait pour tellement longtemps qu’il convient de bien réfléchir avant de se décider.
— Ben on fonce, quoi, merde ? chuchote l’Enorme qui en a classe de se tenir à croupetons.
— Je ne le sens pas, fais-je.
— A cause qu’t’as l’nez bouché, ricane le Mémorable.
— Ils vont nous retapisser recta dès qu’on pointera nos physiques de cinéma, Gros. Et on ne peut pas se déplacer dans cette pétaudière comme sur le champ de courses d’Ascot : on y enfonce à mi-mollets.
Pris de bref par ma remarque, il se contente de tourner trois fois sa langue dans sa bouche, ce qui suffit à produire un boucan d’étable en effervescence.
Je me tais en entendant fredonner Martinet. Il fredonne fort, tout en s’activant. Lâchant de çà et là une bribe de la chanson. Paris, reine du mon on de…
Ayant fixé le filin au pare-chocs de la Mercedes, il se rabat vers le camping-car, sans cesser de chantonner. Seulement, minute, il brode, l’artiste. Maintenant, les paroles sont de lui. Il a pas le temps de faire rimer. Il ânonne, sur l’air de music-hall fameux :
Ça y est, il a fini de fixer sa boucle épissurée au crochet de traction du camping-car.
Il referme les lourdes. Fectivement, un des deux vient prendre place à son côté. On repart mollissimo jusqu’à ce que le filin soit tendu. Puis c’est le halage. Les roues arrière patinent un grand coup. L’attelage s’ébranle. On se déplace de dix centimètres, quinze au plus, le temps d’aller acheter un mètre à la quincaillerie du coin et je te fournis la précision que tu espères avec tant d’impatience. Attends… Oui : quinze centimètres ! Bon, go ! Nouvel effort. Ça chicane de plus belle. Le type assis près de Martinet se met à vociférer. Je vois passer et repasser la pointe de sa mitraillette par la lucarne de séparation. Et je me dis que, merde à la longue, on ne va pas passer la nuit ainsi à jouer au petit pompier. Béru s’est dit kif kif puisqu’il s’est dressé. Attends, faut pas que je t’en perde, bien te raconter tout dans le détail. Entre la cabine du conducteur et l’intérieur de l’habitacle, il y a une simple cloison de bois vissée dans un cadre métallique.
Seule, donc, cette cloison nous sépare des deux hommes installés à l’avant. Béru est situé exactement derrière le passager de Martinet. Ce dernier ne peut donc l’apercevoir, à moins qu’il ne se penche vers le guichet de communication, chose qui ne lui vient pas à l’esprit pour le moment. Alors le Gros — ça c’est tout lui ! — a décroché de la cloison où elle se trouvait fixée par des sangles de cuir, une belle cognée dont le fer pèse au moins vingt kilogrammes et dont le manche en arc de cercle est relativement court. Il assure bien celui-ci dans ses robustes mains d’orfèvre (l’un des trois), situe approximativement la position du passager, élève sa hache en prenant soin qu’elle ne racle pas le plaftard, et l’abat de toutes ses forces contre la cloison qu’elle pulvérise sans tu sais quoi ? Coup férir.
Soudain, nous sommes en prise directe avec les passagers avant. Martinet continue d’emballer son moulin, le pied sur l’accélérateur. Il est baba, le floconneux.
Il mate son voisin, nous défrime dans son rétro, bigle le pare-brise éclaboussé de son véhicule et clapote des choses sur un ton d’oraison.
— Mais t’as saccagé mon camping ! il fait… Mais tu lui as fendu la gueule !… Mais c’est plein de sang partout !… Mais il est mort comme une vache !… Mais…
Je m’avance dans la brèche pour évaluer les déprédations. Il est exact que le type à la mitraillette ait le crâne ouvert, pile comme Charles le Téméraire quand ce Suisse aux bras noueux lui a fait philippine. Il est non moins exact que la cabine soit ruisselante de sang, par voies (sectionnées) de conséquence.
— T’en fais pas, plaide Béru, un coup d’Ajax et y nid paraîtra pu.
Pendant cette conversation de salon, les roues du camping-car continuent de brassebouillonner.
— T’emballes trop ton moulin, affirme le Gravos. J’s’rais de toi, j’enclencherais le crapatage.
19
Tu l’auras sûrement observé, malgré ta débilité mentale, chaque fois que je démarre une narration au passé, le moment vient, inéluctablement, où je dérape dans le présent. Le présent, c’est la vie. Parler d’hier au présent, c’est le conserver intact.