Pourtant, je ne suis plus beaucoup sous l’effet des calmants puisque…
Je fais trois ! (puisque je ne fais ni une ni deux)[11].
J’attrape le haut de mon plâtre qui s’achève en entrée de botte. Et des deux mains, muscles bandés, je l’arrache. Salement coton à écosser, ce haricot ! Faut de l’huile d’énergie. La sueur me dégouline par tous les accidents de terrain. Craaaaac ! Recraaaaaac ! J’en déchire dix centimètres. Le plâtre qui m’enserre le bassin me gêne horriblement, pas moyen de me pencher. Que faire ? Je laisse glisser mes pattes hors du lit. J’attends l’horrible douleur qui, infailliblement, va se produire. Rien ne se passe. Je tente l’impossible : me tenir debout par terre. J’y parviens. La surprise me fait hoqueter, bavocher, dégouliner. De quoi, de qu’est-ce ? Je rêve-t-y, je néfertiti ? Suis-je encore dans un paquet de vapes ? Faiblard, mais pas causé. Officiel !
Je cloche-piède jusqu’au bout du plumard. Le petit panneau de fer sur lequel on fixe le graphique de température est là. On n’y a écrit que les noms de mes médicaments, ainsi que les heures auxquelles ils me furent administrés. J’en méduse du pôle nord au pôle sud. En zyeutant les fréquences, je constate que je suis là depuis trois jours ! Trois jours, mes petites filles, c’est un bail, non ? J’arrache le panneau, je le tords et m’en sers comme d’un gros tranchet pour cisailler le plâtre qui m’emprisonne le bassin et celui qui me moule la jambe… Je dois passer plusieurs heures sur ce labeur.
Rarement besogne m’a autant épuisé. Je souffle comme : un soufflet de forge, un phoque, un bœuf, un steamer[12]… Je m’arrête fréquemment. J’ai soif. Des vertiges… Des vestiges. La pièce est animée d’un mouvement de roulis. Molo, San-A. !
Force pas, mon pote, garde tes réserves, j’ai dans l’idée que tu vas en avoir besoin.
Enfin mes carapaces gisent par terre, comme les restes monstrueux de crustacés antédiluviens.
Ma jambe droite sanguinole car, tout à ma frénésie, je me suis arraché la crinière de guibole. Me voilà dépoilé sur la droite. De plus, j’ai l’impression de posséder, à la place de la jambe, un vague moignon en celluloïd. Je me dirige à cloche-pied jusqu’à la croisée car j’ai hâte de mater où je me trouve. D’un geste incertain j’écarte le rideau.
Derrière, c’est le mur, terriblement dense et uni.
Y a pas de fenêtre, les rideaux ont été fixés contre une cloison, simplement pour créer une illusion de fenêtre.
CHAPITRE IV
Soufflant, comme impression ! Je me pince, je m’arquepince, je doute de moi, moi qui pourtant ai la réputation de ne douter de rien.
Est-ce que je rêverais pas, malgré tout ?
Il m’est arrivé de faire un cauchemar à l’intérieur duquel je me disais : « Ça ressemble à un cauchemar, mais ce n’en est pas un ! » Je me débattais contre des fantasmes, des sensations confuses, écloses dans je ne sais quels limbes de ma pensée… L’intensité du cauchemar provenait de mon incertitude.
Je palpe le mur blanchi à la chaux. Pas de fenêtre. C’est plein de briques cimentées, ce machin-là.
Je me palpe… Aucune souffrance. Rien de cassé. Je considère mes carcasses plâtreuses, à terre. D’ac, je rêve sûrement. On m’a filé des doses pour travailleur de force. La réalité s’estompe. J’ai le délire. Je rêve que j’ai recraché mes pilules, que j’ai cisaillé mes plâtres, que j’ai ouvert les rideaux de la croisée et qu’il n’existe pas de croisée.
Tout à l’heure je retrouverai des maux, des fenêtres vitrées avec du jour et un paysage derrière…
Pourtant… Mon regard retourne à l’imposte. Il y a une toile d’araignée dans l’angle. Dans les songes aussi il y a parfois des toiles d’araignée, des clartés bleuâtres…
Non, je suis lucide. Sonné, épuisé, hébété, mais lucide. J’essaie de soulever ma jambe dite cassée, j’y parviens mal. Elle devenait déjà poids mort. Le corps s’abandonne vite. Il faut jamais le perdre de vue, celui-là. Toujours lui surveiller le manomètre, la pression, la tension, la coagulation, la copulation, la combustion, la constitution, l’intersection, la flore, l’aphone, le reste. Vous avez une guitare plâtrée trois jours, et la voici devenue surcharge, presque étrangère à vous ; vous êtes obligé de lui rapprendre sa fonction, de la rééduquer, car elle a déjà oublié ce qu’elle fait pendant des lustres ! Ceux qui ne croient pas à la précarité de l’espèce n’ont qu’à réfléchir à la question. Je veux pas toujours chiquer les rabat-joie, au contraire, je souligne l’incohérence, l’inimportance de tout ça pour vous inciter à profiter de votre provisoire, à le faire durer au maxi, les mecs.
Je touche ma pauvre guibole. Mes doigts sont tout rouges de sang. Quoi ! merde ! C’est pas un rêve. Je le connais, mon raisin vermillon !
Je me dirige en sautillant comme un kangourou (sauf que cette bestiole se sert de sa queue pour se détendre, ce en quoi elle a raison, la queue étant un bon moyen de détente). Je vais appeler, demander des explicances… J’empoigne le loquet, mais il n’obéit pas à ma sollicitation. Caisse à dire ? On aurait verrouillé le San-A. dans sa chambre ? Non, mais des foies (blancs), je suis pas à Sing-Sing ! Je secoue la porte, je la tambourine, en vain. Nobody ! Cette fois, je me convoque d’urgence pour un conseil de guerre. Je me dis textuellement ceci : « Mon colonel (et pourquoi pas ?), ou malgré votre conviction intime, profonde et bien établie vous rêvez, auquel cas il va falloir vous réveiller en vitesse ; ou vous ne rêvez pas, et alors il va falloir sortir d’ici non moins en vitesse. » Voilà qui est clair, net, énergique, énergétique et précis ? Vous voyez que j’ai bien fait de m’exhorter militairement ! D’ailleurs je me suis balancé ça sur un ton qui n’admet pas de réplique. Cassant, pour tout dire ! Je ne m’obéirais pas subito presto que je serais chiche de me traduire (moi qui le suis déjà en tant de langues) devant un conseil de guerre, de me condamner à la peine de mort et de me fusiller personnellement (le hic, en l’occurrence, restant le coup de grâce).
Moi, vous me connaissez. Quand je trouve sur ma route une porte fermée, aussitôt je pense à mon sésame.
Mes fringues ! Vite !
Il existe un placard de bois peint qui, lui, s’ouvre parfaitement, mais inutilement vu qu’il est aussi vide que le bagage scientifique d’un gardien de la paix. Donc, si vous me permettez de résumer mon cas : je suis enfermé dans une pièce inconnue, avec pour tout vêtement une veste de pyjama trop grande pour moi. On a voulu me faire croire que j’étais grièvement blessé alors que je ne le suis pas. Et on me médicamente à tout va pour me faire tenir peinard.
À perte de vue, des points d’interrogation s’étalent devant moi ; il en existe autant que d’épis de blé dans la plaine de Beauce. Je vais, plus hagard que Saint-Lazare[13], d’un mystère à une énigme ; d’une stupéfaction à une incrédulité. Jusqu’où ces ricochets vont-ils me faire rebondir ? Répondez pas tous à la fois !
La qualité majeure de votre merveilleux San-Antonio, mes gentilles demoiselles et chères mesdames, c’est que l’adversité lui donne toujours le ressort nécessaire pour qu’il combatte et la vainque. Je pense que vous l’avez déjà remarqué et apprécié. Un zig de mon acabit doit pouvoir supermaner quand l’occasion se présente. Partez d’une chose pour dominer votre foutu scepticisme fondamental : tout ce qu’un homme invente peut être réalisé. L’homme est précédé de sa pensée, mais il la rejoint immanquablement. Il lui suffit de le vouloir. Il lui suffit de témérairer le moment venu. Le corps, faut lui enlever sa laisse, à ce molosse. Lui crier : « Vas-y, mords-le ! » Et il fonce, dépasse votre intelligence pour accomplir ce qu’elle a conçu et même le parachever d’instinct. Brave bête, va ! Bon petit corps ! Il aura droit à sa récompense : un chateaubriand-béarnaise et séance de cirque pour Popaul. Faut lui donner son susucre, au corps, comme aux chiens savants, et surtout si l’on est diabétique.
12
J’ai pas le temps, je puise dans les clichés, vous n’aurez qu’à conserver celui qui vous convient le mieux et rayer les autres.
13
Devant ces piètres à-peu-près, on en vient à se demander si San-Antonio ne pratique pas avec volupté l’automutilation !