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Myriam était une jeune beauté de vingt ans, une Xhosa aux yeux de cèdre. C’est à peine si Neuman la remarqua :

— Tu vas me dire ce qui est arrivé, oui ou non ?

Josephina avait troqué sa robe chic pour une vieille tunique d’intérieur, parfaitement indigne d’un dimanche à l’église.

— Tu as été agressée ?

— Bah !

La mama fit un geste dégoûté, comme si sa main chassait des mouches.

— Votre mère a été attaquée ce matin, reprit Myriam, alors qu’elle se rendait à l’église : l’agresseur l’a fait tomber en arrachant son sac. On l’a trouvée évanouie au milieu de la rue…

— J’ai surtout été surprise, renchérit l’intéressée en tapotant la main de son fils. Mais ne t’en fais pas : plus de peur que de mal ! Myriam s’est occupée de tout…

Ali soupira. Parmi ses multiples activités, Josephina faisait partie d’un comité de rue chargé de régler les problèmes familiaux, d’arbitrer les disputes et de faire le relais avec les autorités locales. Tout le monde savait que son fils était le chef de la police criminelle de Cape Town : s’attaquer à elle, c’était tendre la gorge à son tigre de fils.

En attendant, Josephina reposait sur les draps blancs du lit à baldaquin — vieille lubie de princesse zouloue —, le visage d’un noir fade, et le pauvre sourire échoué sur son tapis de sueur ne le convainquit pas beaucoup.

— Cet imbécile aurait pu te casser les os, dit-il.

— Je suis grosse mais solide.

— Une force de la nature, spécialisée dans la syncope, commenta-t-il. Tu as mal où ?

— Nulle part… Non, c’est vrai !

Elle agitait ses branches comme un vieil arbre dans le vent.

— Votre fils a raison, fit Myriam en rangeant ses ustensiles. Maintenant, vous feriez mieux de vous reposer.

— Bah…

— Il y avait un ou plusieurs agresseurs ? s’enquit-il.

— Oh ! Ah ! Un seul : c’est bien suffisant !

— Il t’a volé quoi ?

— Juste mon sac… Il a aussi arraché mon chemisier, mais ce n’est rien : c’était un vieux !

— Un sacré coup de chance.

Par la fenêtre, les gamins du quartier reluquaient la voiture du policier en riant. Myriam tira les rideaux, plongeant la petite chambre dans la pénombre.

— C’est arrivé à quelle heure ? continua Neuman.

— Vers huit heures, répondit Josephina.

— C’est un peu tôt pour aller à l’église.

— C’est que… j’allais d’abord chez les Sussilu, pour notre réunion mensuelle… C’est moi qui avais la tontine… Soixante-cinq rands[6].

Sa mère collaborait en outre avec plusieurs associations, cercle d’épargne, aides au financement des enterrements, l’association des mères de la paroisse… — tellement qu’il s’y perdait. Neuman fronça les sourcils — il était plus de dix heures du matin :

— Comment se fait-il que personne ne m’ait averti ?

— Votre mère n’a rien voulu savoir, répondit l’infirmière.

— Je ne voulais pas t’alarmer pour rien, se justifia Josephina.

— Jamais rien entendu d’aussi bête… Tu en as parlé aux policiers du township ?

— Non… non : tout s’est passé très vite, tu sais. L’agresseur est arrivé par-derrière, il a tiré sur mon sac et je suis tombée en syncope… C’est un voisin qui m’a trouvée. Mais ça faisait longtemps que l’autre était parti.

— Ça n’explique pas pourquoi aucun policier n’est venu t’interroger.

— Je n’ai pas porté plainte.

— Tiens donc !

— Elle n’écoute rien de ce qu’on lui dit, certifia Myriam. Vous en connaissez un rayon, non ?

De fait, Ali n’écoutait pas :

— On peut savoir pourquoi tu n’as pas porté plainte ?

— Regarde-moi : je vais bien !

Le rire de Josephina secoua le lit, faisant trembler ses énormes seins. L’agression, la chute, la syncope, tout lui paraissait un autre continent.

— Il y a peut-être des témoins, poursuivit Neuman. Et ta déposition à prendre.

— Qu’est-ce qu’une vieille aveugle peut donner comme indice à la police ?! Et puis, soixante-cinq rands, ça ne vaut pas le coup de s’en faire pour si peu !

— Ce n’est plus de la charité chrétienne, c’est de l’inconséquence.

— Mon chéri, s’attendrit la mama. Mon petit…

Ali la coupa :

— Ce n’est pas parce que tu es aveugle que je ne te vois pas venir, insinua-t-il.

Sa mère avait des radars au bout des doigts, des capteurs sensoriels dans les oreilles et des yeux derrière la tête. Elle habitait le quartier depuis plus de vingt ans, elle en connaissait les gens, les rues, les impasses : elle avait forcément une idée de l’identité de son agresseur et sa propension à minimiser l’agression dont elle avait été victime lui disait qu’il y avait une bonne raison à ça…

— Alors ?

— Je ne voudrais pas être insistante, monsieur Neuman, dit l’infirmière, mais votre mère vient de prendre un sédatif et il va commencer à faire effet.

— Je vous retrouve dehors, dit-il pour l’évincer.

Myriam haussa ses sourcils, impeccables arabesques, et empoigna sa sacoche.

— Je repasserai ce soir, dit-elle à l’intention de Josephina. D’ici là, reposez-vous : compris ?

— Merci, ma fille, opina la vieille femme depuis le lit à baldaquin.

C’était la première fois que Myriam rencontrait son fils adoré. Un corps svelte, puissant, des traits fins et réguliers sous un crâne rasé de près, un regard élégant, sombre et perçant, des lèvres à dormir debout : exactement le portrait que sa mère lui en avait fait… Ali attendit que la jeune Xhosa soit sortie pour caresser la main de sa tête de pioche préférée.

— Celui qui t’a agressé, dit-il en suivant la ligne de ses veines : tu le connais, n’est-ce pas ?

Josephina ferma les yeux sans cesser de sourire. Elle voulut mentir mais sa main était si chaude dans la sienne…

— Tu le connais, hein ? insista-t-il.

Elle soupira au fond de son lit, comme si le passé était présent — Ali avait les mêmes mains que son père…

— C’est sa mère que je connaissais, avoua-t-elle enfin. Nora Mceli… Une amie de Mary.

Mary était la cousine qui les avait accueillis à Khayelitsha, quand ils avaient fui le bantoustan du KwaZulu. Quant à son amie Nora Mceli, elle était une sangoma, une guérisseuse, qui lui avait soigné une terrible angine : Ali se souvenait d’une Africaine au regard de bouc furieux qui, après bien des concoctions, avait arraché la boule de feu qui consumait sa gorge…

— On s’est perdues de vue quand Mary est morte, mais Nora avait un fils, poursuivit Josephina. Il était avec elle à l’enterrement : Simon… Tu ne te souviens pas ?

— Non… C’est lui, Simon, qui t’a agressé ?

Josephina acquiesça, presque honteuse.

— Sa mère exerce toujours ?

— Je ne sais pas, fit-elle. Nora et Simon ont quitté le township, il y a quelques mois, d’après ce qu’on m’a dit. La dernière fois que je les ai vus, c’était à l’enterrement de Mary. Simon devait avoir neuf ans à l’époque : un garçon gentil, à la santé fragile. Je l’ai soigné une fois au dispensaire. Le pauvre avait un souffle au cœur, des crises d’asthme… Même Nora était impuissante. C’est peut-être pour ça qu’ils ont quitté le township… Ali, reprit-elle en serrant plus fort sa grande main d’homme : Nora Mceli nous a aidés quand nous en avions besoin. Je ne peux pas porter plainte contre son fils : tu comprends ? Et puis, pour s’attaquer à une vieille comme moi, il faut vraiment être sans ressources, non ?

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Un rand = quinze centimes d’euros environ.