- Sa douleur n'a pas plus d'importance, pas plus de sens, n'est-ce pas, ne touche rien de plus profond que son mensonge ou sa joie ; il n'a pas du tout de profondeur, et c'est peut-être ce qui le peint le mieux, car c'est rare. Il fait ce qu'il peut pour cela, mais il y fallait des dons... Lorsque tu n'es pas lié à un homme, Kyo, tu penses à lui pour prévoir ses actes. Les actes de Clappique...
Il montra l'aquarium où les cyprins noirs, mous et dentelés comme des oriflammes, montaient et descendaient au hasard.
« Les voilà. Il boit, mais il était fait pour l'opium : on se trompe aussi de vice ; beaucoup d'hommes ne rencontrent pas celui qui les sauverait. Dommage, car il est loin d'être sans valeur. Mais son domaine ne t'intéresse pas. »
C'était vrai. Si Kyo, ce soir, ne pensait pas au combat, il ne pouvait penser qu'à lui-même. La chaleur le pénétrait peu à peu, comme au Black Cat tout à l'heure ; et, de nouveau, l'obsession du disque l'envahit comme la légère chaleur du délassement envahissait ses jambes. Il rapporta son étonnement devant les disques, mais comme s'il se fût agi de l'un des enregistrements de voix qui avaient lieu dans les magasins anglais. Gisors l'écoutait, le menton anguleux caressé par la main gauche ; ses mains aux doigts minces étaient très belles. Il avait incliné la tête en avant, et ses cheveux tombèrent sur ses yeux, bien que son front fût dégarni. Il les rejeta d'un mouvement de tête, mais son regard resta perdu :
- Il m'est arrivé de me trouver à l'improviste devant une glace et de ne pas me reconnaître...
Son pouce frottait doucement les autres doigts de sa main droite comme s'il eût fait glisser une poudre de souvenirs. Il parlait pour lui, poursuivait une pensée qui supprimait son fils :
- C'est sans doute une question de moyens : nous entendons la voix des autres avec les oreilles.
- Et la nôtre ?
- Avec la gorge : car, les oreilles bouchées, tu entends ta voix. L'opium aussi est un monde que nous n'entendons pas avec nos oreilles...
Kyo se leva. À peine son père le vit-il.
- Je dois ressortir cette nuit.
- Puis-je t'être utile auprès de Clappique ?
- Non. Merci. Bonsoir.
- Bonsoir.
Couché pour tenter d'affaiblir sa fatigue, Kyo attendait. Il n'avait pas allumé ; il ne bougeait pas. Ce n'était pas lui qui songeait à l'insurrection, c'était l'insurrection, vivante dans tant de cerveaux comme le sommeil dans tant d'autres, qui pesait sur lui au point qu'il n'était plus qu'inquiétude et attente. Moins de quatre cents fusils en tout. Victoire, - ou fusillade, avec quelques perfectionnements. Demain. Non : tout à l'heure. Question de rapidité : désarmer partout la police et, avec les cinq cents Mauser, armer les groupes de combat avant que les soldats du train blindé gouvernemental entrassent en action. L'insurrection devait commencer à une heure - la grève générale, donc, à midi - et il fallait que la plus grande partie des groupes de combat fût armée avant cinq heures. La moitié de la police, crevant de misère, passerait sans doute aux insurgés. Restait l'autre. « La Chine soviétique », pensa-t-il. Conquérir ici la dignité des siens. Et l'U.R.S.S. portée à 60o millions d'hommes. Victoire ou défaite, le destin du monde, cette nuit, hésitait près d'ici. À moins que le Kuomintang, Shanghaï prise, n'essayât d'écraser ses alliés communistes... Il sursauta : la porte du jardin s'ouvrait. Le souvenir recouvrit l'inquiétude : sa femme ? Il écoutait : la porte de la maison se referma. May entra. Son manteau de cuir bleu, d'une coupe presque militaire, accentuait ce qu'il y avait de viril dans sa marche et même dans son visage, - bouche large, nez court, pommettes marquées des Allemandes du Nord.
- C'est bien pour tout à l'heure, Kyo ?
- Oui.
Elle était médecin de l'un des hôpitaux chinois, mais elle venait de la section des femmes révolutionnaires dont elle dirigeait l'hôpital clandestin :
- Toujours la même chose, tu sais : je quitte une gosse de dix-huit ans qui a essayé de se suicider avec une lame de rasoir de sûreté dans le palanquin du mariage. On la forçait à épouser une brute respectable... On l'a apportée avec sa robe rouge de mariée, toute pleine de sang. La mère derrière, une petite ombre rabougrie qui sanglotait, naturellement... Quand je lui ai dit que la gosse ne mourrait pas, elle m'a dit : « Pauvre petite ! Elle avait pourtant eu presque la chance de mourir... » La chance... Ça en dit plus long que nos discours sur l'état des femmes ici...
Allemande mais née à Shanghaï, docteur de Heidelberg et de Paris, elle parlait le français sans accent. Elle jeta son béret sur le lit. Ses cheveux ondulés étaient rejetés en arrière, pour qu'il fût plus facile de les coiffer. Il eut envie de les caresser. Le front très dégagé, lui aussi, avait quelque chose de masculin, mais depuis qu'elle avait cessé de parler elle se féminisait - Kyo ne la quittait pas des yeux - à la fois parce que l'abandon de la volonté adoucissait ses traits, que la fatigue les détendait, et qu'elle était sans béret. Ce visage vivait par sa bouche sensuelle et par ses yeux très grands, transparents, et assez clairs pour que l'intensité du regard ne semblât pas être donnée par la prunelle, mais par l'ombre du front dans les orbites allongées.
Appelé par la lumière, un pékinois blanc entra en trottant. Elle l'appela d'une voix fatiguée :
- Chienvelu, chienmoussu, chientouffu !
Elle le saisit de la main gauche, l'éleva jusqu'à son visage en le caressant :
« Lapin, dit-elle, en souriant, lapin lapinovitch...
- Il te ressemble, dit Kyo.
- N'est-ce pas ?
Elle regardait dans la glace la tête blanche collée contre la sienne, au-dessus des petites pattes rapprochées. L'amusante ressemblance venait de ses hautes pommettes germaniques. Bien qu'elle ne fût qu'à peine jolie, il pensa, en le modifiant, au salut d'Othello. « Ô ma chère guerrière... »
Elle posa le chien, se leva. Le manteau à demi ouvert, en débraillé, indiquait maintenant les seins haut placés, qui faisaient penser à ses pommettes. Kyo lui raconta sa nuit.
- À l'hôpital, répondit-elle, ce soir, une trentaine de jeunes femmes de la propagande échappées aux troupes blanches... Blessées. Il en arrive de plus en plus. Elles disent que l'armée est tout près. Et qu'il y a beaucoup de tuées...
- Et la moitié des blessées mourront... La souffrance ne peut avoir de sens que quand elle ne mène pas à la mort, et elle y mène presque toujours.
May réfléchit :
- Oui, dit-elle enfin. Et pourtant c'est peut-être une idée masculine. Pour moi, pour une femme, la souffrance - c'est étrange - fait plus penser à la vie qu'à la mort... À cause des accouchements, peut-être...
Elle réfléchit encore :
« Plus il y a de blessés, plus, l'insurrection approche, plus on couche.
- Bien entendu.
- Il faut que je te dise quelque chose qui va peut-être un peu t'embêter...
Appuyé sur le coude, il l'interrogea du regard. Elle était intelligente et brave, mais souvent maladroite.
- J'ai fini par coucher avec Lenglen, cet après-midi.
Il haussa l'épaule, comme pour dire : « Ça te regarde. » Mais son geste, l'expression tendue de son visage, s'accordaient mal à cette indifférence. Elle le regardait, exténuée, les pommettes accentuées par la lumière verticale. Lui aussi regardait ses yeux sans regard, tout en ombre et ne disait rien. Il se demandait si l'expression de sensualité de son visage ne venait pas de ce que ces yeux noyés et le léger gonflement de ses lèvres accentuaient avec violence, par contraste avec ses traits, sa féminité... Elle s'assit sur le lit, lui prit la main. Il allait la retirer, mais la laissa. Elle sentit pourtant son mouvement :
- Ça te fait de la peine ?