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Le principe de précaution est d’autant plus nécessaire qu’il est constamment oublié. La crainte de terribles maladies ou d’accidents a réveillé une règle que l’on néglige chaque fois que l’on prend des risques. Ces risques, qui sont des probabilités de dangers, encore faut-il les connaître. Aujourd’hui, se droguer, boire trop d’alcool, rouler trop vite, ne pas rester couvert, comme on dit, lorsqu’on fait l’amour — ou la guerre —, c’est refuser la précaution.

À l’autre extrême, avoir peur de l’entrecôte bien « tracée », ne plus sortir de chez soi par peur de traverser la rue, c’est se prendre les pieds dans ce fameux principe, qui devient principe d’inhibition, voire de psychose. L’adjectif précautionneux disait déjà cela, et cet adjectif est apparu dans une époque remplie d’espoirs et de dangers, exactement à la veille de la Révolution française.

C’est cela, la précaution, un mélange de peur et d’espoir, de réactions à la fois lucides et exagérées par l’angoisse. Une précaution, la plus sage, peut-être, c’est de se méfier des excès de la précaution.

23 novembre 2000

Bioéthique

Une révision de la loi sur la bioéthique est en discussion. Le Comité national d’éthique a été consulté sur l’interruption volontaire de grossesse ou IVG, mais ce pourrait être aussi à propos du clonage ou de l’euthanasie. La vie, la maladie, la naissance, la mort et le mourir, qui fait partie de la vie, autant de phénomènes biologiques, du mot grec bios, qui désigne la vie — cette notion obscure — et plus précisément le mode de vie humain, manière de vivre et non pas simple fait de vivre. On est tout près de l’« humanistique » d’Albert Jaccard, parente un peu pesante du bon vieil humanisme — je parle des mots.

Le composé bio-éthique, apparu au début des années 1980, marie cette idée de « façon de vivre » à celle d’éthique, variété savante de la morale. Éthique vient du grec êthikos, adjectif de êthos, mot qui désigne la manière d’être habituelle. On le voit, à la base de l’éthique, il n’y a pas, essentiellement, le bien et le mal, mais plutôt la façon individuelle et collective de se comporter, la conscience, le caractère et les mœurs — à prononcer meur’, car on ne dit pas les fleurss. Les mœurs, c’est donc le latin mores, qui correspond au grec êthos, et qui a pour adjectif moralis, d’où moral. Nous y voilà : comme adjectif, éthique correspond à moral. Mais comme nom, la morale a trop souvent été confisquée par les croyances, les habitudes de pensée de chaque civilisation, en particulier par les religions, qui définissent une bonne fois pour toutes ce qui est bien et ce qui est mal. De là une ambiguïté, dont a été protégé le mot éthique. La plus célèbre réflexion sur la manière humaine de se comporter, L’Éthique de Spinoza, est certainement une morale, mais pas un catéchisme.

Nos problèmes de société ont tous un aspect éthique. Il en va ainsi du travail nocturne des femmes, de l’allongement du délai de l’IVG… Tout ce qui concerne la vie et la mort humaines a un aspect moral. Avec les progrès des techniques biologiques, il fallait bien contrôler la soif scientifique de connaissance et d’action sur la nature, soif excessive assez souvent, par les valeurs morales. Le mariage de la science de la vie et de la morale, c’est précisément la bioéthique, mot qui dit et répète avec François Rabelais : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

28 novembre 2000

IVG

Dans le domaine de la planification des naissances, maladroitement appelé « planning familial », les mots reflètent l’évolution des attitudes.

En quelques décennies, on est passé de termes dépréciatifs, comme avortement, à un sigle descriptif et neutre, celui de l’« interruption volontaire de grossesse » : IVG, qu’on pourrait écrire ivégé. Même fausse couche, qui vient de l’expression très ancienne « être en couches », à propos d’une femme alitée pour cause de fin de grossesse, avait et a toujours un aspect déplaisant.

IVG, c’est donc interruption, rupture d’un processus, celui-ci étant désigné par un mot d’origine populaire, grossesse. L’adjectif gros, au féminin, avait pris dès le Moyen Âge le rôle d’un euphémisme pour enceinte. L’état d’être « grosse », dans ce sens, fut nommé grossesse, grosseur ayant d’autres emplois. Grossesse est donc un peu machiste et ironique au départ — mais c’est oublié.

« Interruption de grossesse » désignant plus correctement l’avortement, il était essentiel que la loi, en l’autorisant, la considère comme devant être volontaire. Avant tout, respecter la volonté, la liberté de celles qui doivent décider, souvent difficilement et douloureusement, d’enfanter ou non. Dans IVG, c’est le V qui est humaniste et éthique. Rien à voir avec ces politiques autoritaires et discriminatoires des naissances qui ont pris dans le passé le nom d’eugénisme, sous le prétexte d’améliorer l’espèce humaine. Cette intention, louable en soi, mais facilement dévoyée, est aujourd’hui incarnée dans les manipulations génétiques et le clonage. Et même un clonage humain volontaire (CHV ?) ne rassurerait pas. Question : comment respecter la volonté et la liberté de toutes et de tous au milieu des volontés de puissance, de succès et de gain qui entraînent la science et la technique et avec elles, la société ? L’IVG montre la voie.

30 novembre 2000

Préservatif

Le point commun entre précaution, prévention et préservation, mots essentiels en plusieurs domaines, c’est pré-. Comme en latin, pré-indique en français l’avenir, ce qui ouvre une infinité de perspectives. La prévision est d’ailleurs l’un des critères de la science, si je ne me trompe.

Le principe de précaution[6], souvent évoqué quand il est trop tard pour l’appliquer, concerne une attention prudente, ce que dit le latin cautio, du verbe cavere. La prudence reste passive, et on pourrait préférer un principe de prévention, mot qui signifie « venir avant, prendre les devants ». Prévenir, dit le proverbe, vaut mieux que guérir, et cela conduit à la préservation, qui concerne la mise à l’abri et la sauvegarde d’un mal. Servare ne voulait pas dire « servir », mais « faire attention de manière à conserver ou à sauver ». La précaution, en termes familiers, c’est simplement faire gaffe : la préservation garde en bon état, elle ajoute l’action à la prudence.

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Voir la chronique du 23 novembre : Principe de précaution.